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Disparu le 10 février dernier à l’âge de 91 ans, Carlos Saura restera l’un des plus grands cinéastes que le cinéma espagnol ait connus. De par son influence, son retentissement à l'international (de nombreux prix glanés à Berlin, Cannes ou Venise), mais surtout la richesse d’un cinéma qui a aura su se réinventer au gré de ses 60 ans de carrière.
Ce natif de Huesca (aragonais donc, comme son mentor, maître et ami Luis Buñuel) fut un artiste complet – cinéaste, photographe, écrivain, metteur en scène d’opéra, etc. – laissant derrière lui une filmographie variée et touffue, à laquelle Tamasa Distribution rend hommage ce printemps à l’occasion d’une rétrospective de 11 films. Sous-titrée « Les Années Rebelles », elle couvre la quasi intégralité de longs-métrages de Saura tournés entre 1966 et 1980, moment de sa carrière caractérisé par le commentaire politique (plus ou moins déguisé, allusif, parfois symbolique) des années de Dictature, quelques thèmes récurrents (le couple, la famille, les liens inhérents et complexes entre passé et présent, l’exploration des pulsions refoulées, l’irruption de la modernité, etc.), déployés dans un style personnel et sophistiqué où l’imagination, au lieu de s’opposer au réel, permet au contraire de mieux l’enrichir (1). L’actrice Géraldine Chaplin – sa compagne d’alors, sa muse, son interprète féminine emblématique – et le pugnace producteur Elías Querejeta sont des figures incontournables de ce corpus filmique. Nous vous proposons avec ce texte, et en guise de présentation de la rétrospective, quelques éléments biographiques, historiques et analytiques sur cette partie de la carrière de Saura cinéaste.
Après un début de carrière marqué par la tentation documentaire et l’influence du cinéma néo-réaliste italien de l’immédiat après-guerre (dans Tarde del Domingo, son film de fin d’études, puis Los Golfos, son premier long-métrage de fiction), suivi de l’expérience frustrante de Llanto por un bandido (importante co-production hispano-italienne qui voit Saura perdre le contrôle de son film), le cinéaste cherche à donner un nouveau souffle à sa carrière. Pendant un temps, il est même tenté d’arrêter tout bonnement le cinéma. Il faut dire qu’il est particulièrement difficile pour les jeunes cinéastes espagnols de cette époque de faire du cinéma, du moins celui qu’ils ont envie de faire. D’abord associé à quelques amis de l’école de cinéma de Madrid (Mario Camus, Basilio Martín Patino (2)), Saura peut également compter sur le soutien de son ainé et confrère aragonais Luis Buñuel, dont la sortie de Viridiana vient de provoquer un tollé dans la péninsule, en particulier auprès des organes de contrôle de l’État, qui sont de plus en plus méfiants vis-à-vis des cinéastes et de leur pouvoir de subversion.
Sa rencontre avec le jeune producteur basque Elías Querejeta est alors déterminante. Bien décidés à faire un film ensemble, envers et contre tout (tous ?), ils choisissent de le financer par leurs propres moyens, c’est-à-dire loin des studios et des structures officielles, dans une économie et une facture qui deviendront leurs marques de fabrique pour les quinze années à venir. La Chasse (La Caza, 1966), choisi fort justement par Tamasa pour ouvrir sa rétrospective, fait l’effet d'un coup de tonnerre – et d'un coup de maître - dans le paysage cinématographique espagnol de cette époque. Sélectionné puis primé au festival de Berlin, il lance la carrière internationale et le succès de Saura sur la scène européenne, jamais démenti par la suite. Tourné en quatre semaines (« avec seulement quatre acteurs et quarante lapins », comme aimait à la définir son réalisateur), le film raconte une partie de chasse entre trois anciens amis alors au crépuscule de la quarantaine - ayant connu des fortunes diverses dans leur vie professionnelle et personnelle - et le fils de l’un d’entre eux, sur un terrain laissé en friche qui fut le théâtre de combats lors de la Guerre Civile. Presque tout l’univers (allégorique, thématique) de Saura de ces « Années Rebelles » y est déjà en germe : une histoire se déroulant dans un lieu unique (plus tard , il s’agira le plus souvent d’une maison isolée, tout au plus d’une petite localité) - ici un terrain à ciel ouvert et a priori sans limite, mais dont l’environnement écrase les personnages - , le développement d’une tension s’accentuant entre quelques personnages (des amis, un couple, les membres d’une famille) et menant à un paroxysme violent au cours duquel le vernis des convenances sociales se fissure et laisse apparaitre des pulsions destructrices, le lien entre le passé historique et le présent, les symboles politiques, etc. Dès la sortie de ce troisième long-métrage, Saura se voit introniser chef de file de la nouvelle génération des cinéastes d’opposition au régime.
Le film suivant, Peppermint Frappé (1967), marque quant à lui la rencontre artistique – mais aussi amoureuse - entre Saura et Géraldine Chaplin, dans lequel il sera justement question des rapports entre une muse et son créateur. Comme chez Hitchcock ou Buñuel par exemple, l’actrice d’origine britannique y est dédoublée et incarne allégoriquement la fascination pour l’étranger, l’exotisme du monde « pop », des magazines de mode et des nouvelles mœurs (le titre fait référence à un cocktail au nom franglais en vogue), l’arrivée de la société de consommation et du tourisme de masse en Espagne. Fascination qui percute de plein fouet un radiologue entre deux âges (splendide José Luis López Vázquez, qu’on reverra plus tard dans Le Jardin des Délices et La Cousine Angélique), vieux garçon maniaque qui retrouve un ami d’enfance, devenu un entrepreneur avisé et désormais marié (Alfredo Mayo, déjà protagoniste dans La Chasse). Le cinéaste explore les rapports contradictoires entre les traditions – religieuses, avec la chapelle trônant dans le grand appartement de Julián/López Vázquez – vaguement décrépies, comme la maison d’enfance en ruines des deux protagonistes masculins, et une modernité clinquante mais tout aussi vide (le cabriolet décapotable de Pablo/Mayo, l’intérieur aménagé par Julián dans sa maison de campagne), à l’image de la vie de ses personnages. Le film immortalise la ville de Cuenca et ses bâtiments suspendus à flanc de falaise (là où Saura avait déjà posé sa caméra pour un beau film documentaire en 1958), qui illustrent d’autant plus l’opposition que nous venons de soulever. En guise de commentaire sur son propre trouble, Julián déclare justement : « les gens préfèrent vivre dans la partie basse, plus moderne, mais la partie ancienne, sur les hauteurs, est la plus belle ».
Stress es tres, tres (1968) propose à nouveau « un triangle amoureux », cette fois-ci sous la forme d’un road-movie, à l’esthétique très proche de celle de La Chasse, dont l’introduction nous présente ce nouveau terme/mal venu d’outre atlantique : le stress ! Là encore, Saura touche du doigt le rapport à la modernité, l’influence étrangère dans un pays qui s’ouvre économiquement. Un couple en crise sillonne l’Espagne en direction du sud, accompagné de l’ami et collaborateur du mari, que ce dernier suspecte d’entretenir une liaison avec sa femme (Géraldine Chaplin). Le thème du Él de Buñuel n’est pas loin, le mari nourrissant sa névrose jusqu’à l’hallucination, représentation religieuse à l’appui. Plus les personnages s’enfoncent géographiquement et symboliquement vers Almeria - l’Espagne ancestrale, désertique - comme aux limites du monde (leur parcours se termine au bord d’une plage), soit à l’opposé de l’apparente modernité de leur vie, plus ils régressent vers un état enfantin, pulsionnel et destructeur. La Madriguera (1969) forme, avec les deux titres précédents, ce que Marcel Oms a défini comme « la trilogie du couple » (3). Il s’agit cette fois d’un drame conjugal en vase clos - le titre imaginé renvoie à une villa ultramoderne – au cours duquel un couple expérimente un « jeu de rôles » (d’inspiration plus ouvertement théâtrale, tendance qu’on retrouvera ultérieurement dans Les Jardins des Délices ou La Cousine Angélique), toujours en proie à une sensation de vide concret (la maison aux proportions démesurées) et existentiel. Jeu qui peut s’avérer dangereux… L’ombre de Bergman, autre grand maître révéré par Saura, plane indubitablement sur le film. Face à Géraldine Chaplin, le personnage du mari est d’ailleurs interprété par un comédien suédois (Per Oscarsson). C’est, encore une fois, l’irruption du passé – les meubles récupérés d’un parent décédé – qui précipite les évènements. Le cinéma du réalisateur aragonais atteint avec ce film un niveau de sophistication formelle et structurelle (perte des repères sur l’identité, la temporalité et l’énonciation, mises en abyme multiples et dimensions oniriques du récit) qui caractérisera son œuvre à venir dans les années 1970. Désormais reconnu et suivi par la critique internationale, Saura apparait comme l’égal des grands maitres européens de son époque.
Ayant eu maille à partir avec la censure du régime – bien que le succès international du cinéaste aragonais place le pouvoir dans une position délicate, car le réalisateur devient également de fait une sorte de promoteur de l’excellence artistique espagnole à l’étranger – Le Jardin des Délices (Los Jardines de las delicias, 1970) prolonge ce jeu sur la représentation et la reconstruction des souvenirs entrepris dans La Madriguera. Un industriel (José Luis López Vázquez), prostré dans un fauteuil roulant à la suite d’une attaque, devient le spectateur de scènes passées de sa propre vie « interprétées » par sa famille, qui souhaite lui faire recouvrir la mémoire afin de divulguer le code secret d’un compte bancaire en Suisse sur lequel toute sa fortune a été placée. L’humour noir se mêle à l’allégorie et à la farce politique (évocation de l’amnésie de la classe dirigeante, la décrépitude du dictateur). José Luis López Vázquez, formé à la technique du mime et dont le travail sur l’expressivité du visage n’a pas d’équivalent, excelle dans l’interprétation d’un personnage privé de l’usage de la parole. Naviguant toujours sur ce versant humoristique grinçant, mais de manière encore plus grotesque, Anna et les loups (Anna y los lobos, 1973) est sans doute une des œuvres les plus clairement symboliques du cinéaste. La personnalité du grand scénariste Rafael Azcona - collaborateur régulier de Saura à cette époque - imprègne le style et le ton de l’histoire. Une jeune gouvernante britannique (Geraldine Chaplin) débarque dans une grande bâtisse isolée de la Castille dominée par une mère despotique et infantilisante, dont chacun des trois fils représente un pilier de la dictature (l’armée, la religion et l’ordre moral).
À notre avis, La Cousine Angélique (La Prima Angélica, 1974) s’impose sans doute comme un des chefs d’œuvres du Saura de cette époque, et du cinéma espagnol dans son ensemble. Entre autres raisons, nous mentionnerons la maitrise avec laquelle il lie des évocations historico-politiques inédites dans la fiction espagnole (la Guerre Civile vécue selon le point de vue des vencidos/ vaincus, qui vaudra au film d’être à l’origine de nombreuses polémiques à sa sortie en Espagne, bien qu’ayant été autorisé (4)) à des éléments de l’enfance du réalisateur (le bombardement de son collège à Barcelone dont il est témoin, la séparation familiale vécue pendant le conflit). Dans ce film, un homme, cultivé et sensible âgé d’une quarantaine d’années - López Vázquez, toujours – transporte les cendres de sa mère défunte vers le caveau familial et, à mesure qu’il retrouve certains membres de sa famille auprès desquels il avait vécu, loin de ses propres parents, au moment du conflit fratricide (dont la fameuse cousine du titre), revit ses souvenirs d’enfance d’une façon originale. En effet, les scènes de son passé sont encore une fois mises en perceptive avec le présent, car on y voit le personnage avec son physique d’adulte « dans le rôle » de son moi âgé de 10 ans. Ce choix permet à Saura de briser la frontière entre passé et présent, souvenir et fantasme, vérité et reconstruction. Par la place de plus en plus prééminente prise par les blessures de l’enfance, l’importance - une nouvelle fois - du thème de la famille placé dans un contexte précis, le rapport entre histoire collective et intime, « l’esthétique de la mémoire » etc. La Cousine Angélique peut également être vu comme un brillant prologue à Cría Cuervos (1976).
Portrait à la fois intime et distancié (pour la première fois, le cinéaste est l’unique scénariste de son film), Cría Cuervos restera le film le plus célèbre de Saura. Celui du succès populaire (près de 2 millions de spectateurs en France), et dont ces quelques lignes ne suffiraient pas à proposer un commentaire exhaustif. Nous vous renvoyons d’ailleurs aux différents textes déjà disponibles sur le site. Nous ne manquerons pas de souligner la précision avec laquelle il continue d’explorer son rapport avec l’enfance. Bien que porté cette fois par une protagoniste enfant (inoubliable Ana Torrent), le regard du metteur en scène maintient une forme de mystère, se refuse à expliquer le comportement du personnage par des facilités psychologiques, bien conscient qu’il reste un adulte dont l’état d’enfance est devenu un territoire oublié. Toute tentative se limite à un effort de reconstruction, forcément partiel et incomplet. C’était déjà bien le sens du Jardin des Délices et de La Cousine Angélique. Le visage souvent froid et insondable d’Ana Torrent parle de lui-même. Saura tend plus volontiers un miroir au spectateur (l’image célèbre de la mère – G. Chaplin – peignant sa fille dans la salle de bains qui aurait été le point de départ du projet), à travers lequel ce dernier projette ses propres réminiscences mentales, celles-là même que nous évoquons pour expliquer le succès des films sur l’enfance dans un précédent dossier. Il faut noter aussi l’emploi de la musique, souvent intra diégétique, composée uniquement de titres préexistants, illustrant chacun une époque et un personnage. Le goût de Saura pour le mélange des genres (de la pop faussement enjouée du célébrissime Porqué te vas ? au thème mélancolique de F. Pompou, en passant par la copla d’Imperio Argentina) et la musique en général - déjà manifeste dans des films antérieurs – trouvera un accomplissement à partir des années 1980, période marquée par une longue série de films musicaux. La mort du Caudillo, en plein tournage, donne une résonance particulière à cette évocation du délitement d’une famille bourgeoise, auquel les enfants du film apportent in fine une note d’espoir et de renouveau.
Beaucoup moins connu et accessible que Cría Cuervos, nous résumerons notre rapport à Elisa, mon Amour (Elisa, vida mía, 1977) en paraphrasant Marcel Oms : « Je ne sais si c’est de ses films celui que je préfère, mais incontestablement c’est celui que j’aime le plus. » (5) Premier film tourné après la chute du Franquisme, il est aussi le plus complexe, secret et insondable de son auteur. Une jeune femme qui a quitté son mari (Géraline Chaplin) part rejoindre son père malade, un intellectuel ayant abandonné sa famille des années auparavant et vivant reclus dans une maison isolée près de Ségovie où il semble écrire un journal intime. Multiplicité des voix, perte des repères temporels, construction circulaire du récit, le film est un poème cinématographique et crépusculaire sur la création, la communication et les liens qui tantôt unissent ou éloignent les êtres. Sans jamais tomber dans le piège de la pesanteur « auteurisante », Saura se montre dans la plénitude de son cinéma. Dans le rôle du père, le très buñuellien Fernando Rey y apporte sa présence physique et la profondeur de sa voix (qui lui vaudront un Prix d’interprétation fort mérité à Cannes).
Maman a cent ans (Mamá cumple cien años, 1979) est une étrange « suite » de Ana et les loups où l’humour baroque rappelle que Saura est également un admirateur de Fellini. La dictature est tombée, mais le cinéaste, derrière cet humour moins mortifère que dans le film de 1972 et cette recréation/récréation, reste un éternel inquiet. Dernier film de ce corpus, Vivre vite (De prisa de prisa, 1980) brosse le portrait clinique d’une bande de jeunes délinquants de la périphérie madrilène, un peu à la manière de l’inaugural Los Golfos, mais sans les éléments de dramatisation de ce dernier. À la fois proche et éloigné de la mode du cine quinquí de l’époque, Saura ausculte encore une fois ses contemporains en observateur avisé et sans illusion, s’intéressant aux évolutions de son époque en dépit de quelques raccourcis analytiques qui voudraient en faire uniquement un cinéaste de la mémoire et du passé. Bien au contraire, les personnages de Vivre vite se caractérisent par l’absence de mémoire historique dans cette Espagne de la transition démocratique. Seuls l’air final et les paroles entêtantes de Me Quedo Contigo (interprété par Los Chunguitos) résonnent in extremis comme un cri d’amour, celui d’un artiste aux multiples facettes, qui aura servi avec passion le cinéma – ainsi que toutes les formes d’art - pendant sa longue carrière. La rétrospective de Tamasaen donne un bel aperçu.
(1) Lire ce que nous confiait le réalisateur lui-même, dans l'article « Carlos Saura et la censure » : http://www.cinespagne.com/interviews/2039-carlos-saura-et-la-censure
(2) Groupe de cinéastes appartenant à ce que les historiens du cinéma espagnol regroupent sous le terme de NCE (Nuevo Cine Espagnol), soit les techniciens issus de l’école de cinéma de Madrid entre la fin des années 1950 et le début des années 1960
(3) (5) Dans Carlos Saura, Marcel Oms, édition Edilio, 1981. 127p.
(4) Après de nombreux débats en interne, les autorités lui accordent un visa d’exploitation et, pour ne pas perdre la face et se déjuger, maintiennent son autorisation malgré de violentes réactions de la part d’une partie du public (incendie d’une façade d’un cinéma, film retiré par certains exploitants par peur de représailles).
Martin Vagnoni
Présenté en compétition officielle au Festival de Cinéma Espagnol de Nantes (23 Mars-2 Avril 2023), et vainqueur du prix du meilleur documentaire, Las Paredes Hablan est le dixième et dernier documentaire réalisé par le grand maître espagnol Carlos Saura, décédé au début du mois de février à l’âge de 91 ans. Dans ce contexte, le festival lui... Lire la suite