Portraits

Eulàlia RAMON, à propos de Carlos SAURA

Invitée d’honneur de cette 32ème édition du FCEN. Eulália Ramón (actrice, photographe et cinéaste), épouse de Carlos Saura, était présente lors de certaines projections et a participé à une conversation publique organisée autour du réalisateur. Elle a également eu la gentillesse de nous accorder un entretien pour évoquer l’œuvre et la personnalité de Carlos Saura.  

Interview réalisée le 25 Mars 2023 lors du Festival du Cinéma Espagnol de Nantes 2023.

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Présenté en compétition officielle au Festival de Cinéma Espagnol de Nantes (23 Mars-2 Avril 2023), et vainqueur du prix du meilleur documentaire, Las Paredes Hablan est le dixième et dernier documentaire réalisé par le grand maître espagnol Carlos Saura, décédé au début du mois de février à l’âge de 91 ans. Dans ce contexte, le festival lui rendait également un hommage avec la projection spéciale de son classique Cría Cuervos (1976). Ay, Carmela (1990) - autre grand succès du réalisateur aragonais - était quant à lui proposé dans le cadre de la venue de Carmen Maura.

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Synopsis : (Las Paredes Hablan)

 

Le documentaire de Saura est centré sur les origines de l'art et sa relation avec les tendances les plus avant-gardistes. Le film dépeint l'évolution et la relation de l'art avec le mur comme toile de création, depuis les premières révolutions graphiques des grottes préhistoriques jusqu'aux expressions les plus avant-gardistes de l'art urbain.

Cinespagne.com (Martin Vagnoni) : Pouvez-vous nous parler de l’origine de Las Paredes Hablan, et plus particulièrement de ce qui a intéressé Carlos dans ce projet ?

Eulàlia Ramón : C’est José Morillas qui a apporté le scénario à Carlos et il a été tout de suite très intéressé par le projet, avec l’idée de pousser le propos initial (NDRL qui traitait uniquement des peintures rupestres) un peu plus loin en y incorporant le thème du street art/graffiti, puisque, dans chacun des deux cas, il s’agit d’artistes qui peignent des murs. Carlos est allé ensuite exposer cette idée à la productrice Marِía Del Puy, qui lui a répondu : « fais ce que tu veux Carlos, si tu veux parler des graffiti, on va le faire comme ça ! ». Et c’était une très bonne idée parce que l’art rupestre est à l’origine de la peinture et qu’il créait ainsi un lien et une continuité artistiques avec les pratiques actuelles. Et ce qui intéressait par-dessus tout Carlos, c’était d’étudier cette relation.

M. V. : Dans la mesure où, comme vous venez de l’expliquer, ce film est au départ une commande faite à Carlos, j’aimerais que vous parliez de son rapport avec ses collaborateurs, avec le « collectif ». Dans Las Paredes Hablan d’ailleurs, il est mentionné que les premiers peintres du paléolithique avaient l’habitude de peindre seuls, à l’écart du monde. Mais dans le cas de Carlos, je ne pense pas qu’il corresponde vraiment à cette idée – devenue un peu un cliché – du maitre travaillant à son œuvre dans son coin, isolé, replié sur lui-même, mais au contraire à quelqu’un qui aimait énormément les collaborations artistiques, avec des producteurs, des scénaristes, des acteurs, etc.

E. R. : En général, il aimait d’abord travailler seul sur son idée. Mais lorsqu’il s’agissait ensuite de préparer le tournage, il adorait s’entourer de collaborateurs, en particulier des jeunes, car ces derniers le nourrissaient énormément. Il était très à l’aise pour travailler en équipe, car c’était un metteur en scène extrêmement aimable avec les gens. Tourner avec lui était une expérience très agréable, très « relax ». Il appréciait particulièrement les acteurs, car il souhaitait leur donner beaucoup de liberté. Il n’aimait pas les acteurs de la « Méthode », du genre à lui poser des tonnes de questions… Je crois que le rôle d’un metteur en scène, c’est de mettre tout à disposition de ses acteurs. Après, nous les acteurs, nous savons - à partir du scénario - ce que l’on doit faire, on a déjà été formé pour cela. Dans un premier temps, Carlos préférait observer ses acteurs, les laisser faire. Et puis ensuite, il disait : « ah vous l’avez fait comme ça, donc moi je vais mettre la caméra là, etc. ». Il souhaitait recevoir notre proposition d’abord, pour après éventuellement corriger si cela ne lui plaisait pas. Pour un acteur, cela représente une grande satisfaction.

M. V. : On parle souvent, à propos des films de Carlos, de l’importance du passé (et des liens qu’il entretient avec le présent), de l’Histoire et de la mémoire. Mais pour continuer d’évoquer son goût pour les jeunes artistes, et la nouveauté en général, son œuvre est également tournée vers l’avenir. Il avait d’ailleurs une passion pour les nouvelles technologies, les nouveaux moyens techniques mis à la disposition des réalisateurs.

E. R. : Il était obsédé par l’idée d’aller toujours plus en avant sur le plan de la technologie. Lorsque le numérique est apparu, il a totalement abandonné l’analogique, il a dit tout simplement : « l’analogique, c’est fini ! ». Et quand il entendait de jeunes réalisateurs dire qu’ils voulaient encore tourner avec de la pellicule, il ne les comprenait pas. Moi, au contraire, je trouve que c’est une bonne chose parce que c’est une manière d’apprendre le cinéma. Mais lui, il préférait travailler en bénéficiant des avantages apportés par la technologie. Et si, à chaque nouveau film, il pouvait aller encore un peu plus loin dans ce sens, il le faisait. Avec Vittorio Storaro (NDLR, Grand chef opérateur italien), il formait un excellent duo. À partir de ces nouveaux outils, ces deux grands maîtres, ces deux « totems » du cinéma pouvaient jouer ensemble, changer/discuter la couleur de l’image à tout moment par exemple, etc. Et Carlos adorait jouer. Je l’ai déjà dit l’autre jour, c’était un enfant de la Guerre Civile et donc à cette époque-là, il n’a pas pu jouer. Et lorsqu’il a découvert le cinéma, cela lui a permis de rattraper le temps perdu.

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Eulàlia Ramón, à la projection de Las Paredes Hablan (FCEN 2023)

M. V. : Puisque l’on parle de ses collaborations, il faut aussi signaler qu’il a souvent travaillé « en famille ». Vous-même avez joué dans plusieurs de ses films. Votre fille Anna (NDLR Anna Saura Ramón) a participé à la production de ses derniers films. Comment cela se passait-t-il ?

E. R. : On était tout le temps en train de travailler ensemble. Même à la maison, on parlait de nos projets, on discutait sur la lumière, etc. En ce qui me concerne, j’ai tourné 5 ou 6 films avec lui. Anna, quand elle a eu vingt ans, est venue voir Carlos et lui a dit ; « Bon, Papa c’est moi qui vais être ton manager, je vais te trouver des choses à faire ! ». Dans Las Paredes Hablan, ce n’est pas elle la productrice, mais il a participé au film quand même. On aimait beaucoup travailler en famille. Carlos disait toujours : « La famille, c’est comme la Mafia. » (Rires). Et c’est un peu vrai. S’il le pouvait, il préférait travailler avec moi plutôt qu’avec une autre actrice. Maintenant qu’il est parti, je me rends compte que c’est quelque chose de très émouvant que d’avoir travaillé comme ça avec lui pendant toutes ces années.

M. V. : Je voudrais maintenant parler de la citation de Borges qui ouvre Las Paredes Hablan, et qui trouve un écho plus loin dans le film, disant que l’œuvre finit toujours par être (consciemment ou non) un autoportrait de l’artiste. En quoi l’œuvre de Carlos constitue un autoportrait ?

E. R. : Dans tous ses films, il a toujours mis des choses de lui. Même dans le cas d’une commande, il souhaitait s’approprier le projet, amener les choses sur son propre « terrain ». Que ce soit sur le plan esthétique, ou au niveau de la lumière, etc. Quand il le pouvait, il aimait par exemple y apporter des éléments, des « bouts » d’un autre scénario qu’il n’avait pas pu tourner, faute d’avoir trouvé un producteur.

 

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Eulàlia Ramón (au centre), entourée - de gauche à droite - de Emmanuel Larraz (Historien du cinéma espagnol), Óscar Fernández Orengo (Photographe), Pilar Martinez-Vasseur (Directrice du FCEN) et Imanol Uribe (Cinéaste).

 

M. V. : Il est dit dans le documentaire que ce qui pousse un artiste à créer, le motive, est souvent lié à un sentiment de pouvoir entrer en communication avec quelque chose de plus grand que lui, avec la nature, avec des artistes d’époques différentes, etc. D’où est-ce que Carlos tirait sa curiosité, son besoin insatiable de faire des films (près de 50), même à 90 ans passés ?

E. R. : C’est parce qu’il aimait tellement la vie ! Et sa vie, c’était le cinéma. Mais également le théâtre. Vous savez, le lendemain de son décès a eu lieu la première de son spectacle théâtral sur la vie de Lorca, avec l’excellente chanteuse de Flamenco India Martínez. Et la veille de sa mort, il était encore en train de travailler dessus, de se poser des questions « Comment on va faire ceci, comment on va faire cela… ». Quand il ne travaillait pas sur un film, sur un projet photo ou autre chose, il ne comprenait pas le sens de la vie. Son énergie, son enthousiasme lui venaient de ce besoin de toujours aller de l’avant. Il disait que le passé ne l’intéressait pas, que ce qui comptait c’était ce qui était en train de se faire. Il était plein d’énergie, très lucide aussi. Comme je vous le disais tout à l’heure, il aimait jouer continuellement, en faisant des films, du théâtre, en écrivant… Lorsqu’il est tombé malade, dans les derniers temps, il disait : « Mais qu’est-ce que je fais ici, je devrais être là-bas, à faire ceci ou cela ». Juste avant de mourir, il travaillait sur l’adaptation d’un ballet de Picasso conçu dans les années 1930 pour lequel il faisait les costumes et la scénographie. Et nous allons terminer le projet.

M. V. : Qu'en est-il du patrimoine artistique de Carlos ? Avez-vous déjà songé à créer une fondation pour conserver ses films, par exemple ?

E. R. : En ce qui concerne le cinéma, il n’était pas propriétaire de ses films, car il n’a jamais été producteur. Il ne voulait absolument pas se mêler de la production ! Aujourd’hui en Espagne, c’est Enrique Cerezo qui possède les films. En revanche, il nous a laissé une immense quantité de documents : des scénarios, entre 4000 et 5000 négatifs de photos, des dessins, etc. que j’aimerais pouvoir préserver le plus possible. On doit encore réfléchir à ce que l’on va faire, mais notre intention est d’en donner certains à la Filmoteca de Madrid pour qu’elle les conserve, par exemple. Créer une fondation, c’est très compliqué, vous savez… cela repose beaucoup sur des décisions politiques et institutionnelles, il faut attendre longtemps pour obtenir leur accord, donc ce n’est pas notre idée a priori. Le mieux serait de créer un fonds d’archives qui seraient consultables par les étudiants. On va se donner le temps d’y réfléchir.

M. V. : Quelle était la relation de Carlos avec la France, sa culture ? En effet, il a tourné quelques films en France, il a reçu des prix à Cannes, il est venu plusieurs fois ici même à Nantes, parlait le français, etc.

E. R. : Il disait toujours que, sans la France, il n’aurait jamais pu faire de films ! Son premier long métrage, Los Golfos (1959), qui a été totalement ignoré en Espagne, a été tout de suite montré à Cannes. Pareil avec La Chasse (La Caza, 1966), puis Peppermint Frappé (1967). Il travaillait en Espagne, mais c’est en France qu’il a été reconnu. La France était très importante pour lui, son frère (Antonio) y avait vécu, il adorait venir à Cannes, ici à Nantes, à Paris…

M. V. : Quel regard portait-il sur son œuvre à la fin de sa vie ? En était-il satisfait ? Ou bien regrettait-il de ne pas avoir mené à bien certains projets ?

E. R. : Il était très content d’avoir fait ce qu’il a fait, même les projets de commande. Malgré tout, il y a trois de ses scénarios de lui qu’il n’a jamais pu tourner : l’un sur la Guerre Civile, un autre sur Philippe II d’Espagne et le dernier qui était une comédie. Tout simplement parce qu’il ne trouvait pas de producteurs. C’était un paradoxe pour un réalisateur aussi important et reconnu ! Mais c’est la réalité du cinéma.

M. V. : Cela va dans le sens de ma dernière question qui concerne l’état du cinéma d’auteur en Espagne et des défis/opportunités pour les réalisateurs/réalisatrices. Un jeune cinéaste pourrait-il aujourd’hui espérer faire une carrière comme celle de Carlos ? Je vous pose d’autant plus cette question que j’ai vu votre première réalisation (NDLR : Le court métrage « Cuentas Divinas », qui était présenté en ouverture d’une projection de Las Paredes Hablan lors du festival) que j’ai beaucoup aimée.

E. R. : Ah, vous l’avez vu ! Merci. Pour moi, c’était comme un film de fin d’études, après avoir passé 40 ans sur les plateaux de cinéma… (Rires). Oui, aujourd’hui il y a beaucoup de réalisateurs et de réalisatrices qui font leurs premiers films, dont certains sont des acteurs ou des actrices d’ailleurs, mais c’est très difficile pour ces films d’exister hors de la télévision et des plateformes qui bénéficient de leur côté d’une grande force publicitaire, etc. Mais il reste toujours un autre « chemin » moins commercial pour ces œuvres, qui sont souvent intéressantes, de qualité et pleines de vie. Notamment par le biais des festivals. J’ai l’espoir qu’ils arriveront toujours à trouver un lieu pour exister.

Un grand merci à Eulàlia Ramón et Mathilde Gibault (attachée de presse du FCEN).

 


Martin Vagnoni



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