Films
Cria Cuervos
Le cinéma de Carlos Saura, période franquiste, est celui de la dissimulation. Comment mettre en images et dénoncer les affres de la dictature sans subir le joug de la censure ? Comment se construire des espaces de liberté dans un univers étriqué et univoque ? Telles sont les questions que le réalisateur s'est posées depuis son premier film en 1959, Los Golfos, jusqu'en 1975, date où il réalise Cría Cuervos, qui boucle le cycle franquiste du metteur en scène. « Les conditions particulières de notre pays, dit-il, les difficultés quasi insurmontables de dire les choses directement (...) m'ont obligé à chercher d'autres systèmes narratifs plus indirects ». Un cinéma de la métaphore ou de l'hyperbole que Cría Cuervos illustre parfaitement.
Ana nous fait partager, vingt ans plus tard, les souvenirs de son enfance, et plus précisément ceux de l'été 1975. L'histoire est donc faite de flash-backs et la narration n'est pas linéaire, les associations d'idées nous faisant naviguer de façon aléatoire dans la mémoire d'Ana. Le montage est à ce titre essentiel pour juxtaposer des situations proches qui par « collage » font sens.
Ana nous dit qu'elle « ne comprend pas que l'on dise que l'enfance est une période heureuse ». En tous les cas, elle ne l'a pas été pour elle. Il est vrai que les situations auxquelles elle a été confrontée et les stratégies qu'elle a mises en place pour s'en protéger ont de quoi troubler. Il y a tout d'abord la mort de sa mère (d'un cancer...) qu’Ana attribue à son père Anselmo. Il y a aussi, quelques mois ou quelques années plus tard, la mort du père, au lit dans les bras de sa maîtresse Amelia, dont elle est le témoin. Ana pense même que c'est elle qui a tué son père en administrant dans son verre de lait un produit qu'elle croit mortel (du bicarbonate de soude...).
Cette pulsion mortifère apparaît ici comme un acte de rébellion face à un environnement autoritaire et autarcique. Un acte de « résistance » qui prend encore plus de sens quand on sait qu'Anselmo est un militaire haut gradé du régime. Ana poursuivra cette posture « d'opposition » lorsque sa tante Paulina viendra s'occuper d'elle, de ses deux soeurs et de la grand-mère dans la maison familiale. Une tante stricte mais aimante que la jeune fille rejette. La fameuse chanson de Jeannette Porque te vas, qu’elle écoute en boucle, donne le ton à la mélancolie de cette fillette qui vit dans le souvenir chéri de sa mère.
D'un point de vue esthétique, l'image est d'une froideur quasi clinique, ce qui relève l'état d'aliénation dans lequel se trouve Ana. L’absence de musique de fond accompagnant le film accentue cette idée d’isolement. A noter, les très bonnes interprétations de Géraldine Chaplin (mère d'Ana et Ana vingt ans plus tard) et d'Ana Torrent (Ana).
Ce qui frappe dans ce film, c'est l'état de pourrissement des relations sociales, qui ne sont maintenues que par les apparences. Carlos Saura attaque l'hypocrisie des conventions du régime. L'institution du mariage n'est qu'une chimère qui vole en éclats lorsque le désir se fait pressant (Anselmo-Amelia et Paulina-Nicolás). Le modèle patriarcal est présenté comme un lieu d'enfermement dans lequel sont jetées et enchaînées les femmes. L'homme, lorsqu'il est présent, est tyrannique, violent, obsédé. Carlos Saura exprime à travers cette histoire l'état de déliquescence d'un régime qu'il jugeait déjà « mort avant la mort de Franco ».
Thomas Tertois
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