Portraits

Fabián Hernández – Un varón

Le mercredi 15 mars 2023. Pour moi, un film ne se résume pas à des thématiques. Bien entendu, un cadre thématique est formulé car il s’agit d’histoires de personnes. Avec Un varón, je lis les rues d’un quartier de Bogota, ses violences, sa rudesse, ses aspérités mais aussi les émotions que la rue génère chez ceux qui la peuplent, leurs contradictions, leurs peurs, leur lâcheté et leur grandeur aussi.

Pour moi, Un varón est l’histoire d’un jeune face à l’ogre qui dévore tout. Il s’agit de Carlos, le protagoniste, et de son enfer, les autres.

Visuel Un varon

Marie-Ange Sanchez (M.-A. S.): Un varón est-il un « David et Goliath » à la fin ouverte?

Fabián Hernández (F.H) : Avant tout, il était important que le personnage de Carlos prenne une décision et il la prend à la fin du film. C’est peut-être la plus importante de sa vie. Nous avons l’habitude de voir des films où les personnages marginaux -ou des quartiers- ne sont que des actions ou réactions en lien avec la violence ou avec les circonstances agressives présentes. L’on retrouve très rarement dans ce genre de cinéma des personnages qui prennent véritablement des décisions et réflexions « intelligentes ». Carlos n’est pas seulement une victime de la violence qui l’entoure. Je voulais qu’il assume une position face à elle. Plus qu’une fin ouverte, je crois aussi que je ne voulais pas donner des certitudes ou de l’espoir ou un devenir certain de mon personnage.

J’ai grandi et vécu dans le même contexte que Carlos. Penser à une fin qui génère un espoir ou une conclusion est impossible pour moi. Les réalités qui se vivent dans les quartiers sont permanentes, on dirait qu’elles ne changent pas beaucoup. Je crois que ce sont les décisions individuelles celles qui peuvent changer certains aspects. La réalité pour Carlos, est une réalité où se construisent des conflits et de la violence. Il prend une décision pour, peut-être, tourner le dos à cette violence, à cette guerre, à cette confrontation intérieure et extérieure dans laquelle il se trouve.

M.-A. S.: Le titre: une expression qui interroge. Le film en propose une définition ? Il interroge le genre masculin, la masculinité, la virilité à un moment clé de la vie de Carlos.

En Colombie, on utilise beaucoup cette phrase : « Hay que ser un varón » / Il faut être un homme… pour se faire respecter, par exemple. On dit souvent aussi « Hable bien, hable duro como un hombrecito, como un varón” / Parle bien, parle fort comme un bonhomme. Ou encore : “Pórtese como un varón” / Comporte-toi comme un homme. Ce sont des textes et des gestes qui imposent une affirmation de masculinité hégémonique toxique. Elle se codifie par des gestes, une manière de parler, de regarder, de s’habiller, de se coiffer y compris de tendre la main, à un homme ou à une femme, ou à un autre être.

C’est le titre du film car c’est une appropriation de cette injonction pour le renverser. Il s’agit de le rendre allégorique et de le rendre contestable. Dans le contexte colombien, “un varón” acquière une force de ce dicton populaire. C’est être un petit macho. Ici, il se développe à travers le film par des gestes, des attitudes qui deviennent un mandat que l’on peut décodifier au travers des actions du personnage de Carlos.

Le film interroge l’injonction de masculinité hégémonique toxique qui règne. Il y a beaucoup de sortes de masculinités, et beaucoup sont contextuelles. C’est une chose que l’écrivain Raewyn Connell a développé dans ses textes. Je crois que dans le contexte où j’ai grandi, j’ai pu observer qu’il fallait « performer » une masculinité spécifique pour se faire respecter et être validé par les autres. D’un point de vue social, c’est pour ne pas être rejeté du groupe et pour acquérir un statut de privilège. Ce statut s’acquière par les armes, la violence, les bagarres, le machisme. J’ai voulu traiter cette question dans ce contexte. Et réagir un peu face à ces films typiques et aux stéréotypes qu’ils donnent de la figure du petit macho : Scarface ou Cidade de Deus. Ces films semblent exalter et fanatiser ou encore rendre un hommage à ces figures où les personnages ne sont que des méchants et des sauvages. Ils ne semblent pas avoir de faille, de sensibilité. Ils semblent ne pas avoir de sexualité. Mon film en est aussi une réaction.

J’ai pu réfléchir, en lisant les textes de Michel Foucault – ses idées de la thanatopolitique ou la nécropolitique-  que pour être gouverneur, l’individu doit soumettre le corps des autres et ici, le corps du « varón ». Parfois, pour gouverner, par les mécanismes de la violence, il faut anéantir l’autre. Cette question de la thanatopolitique, de la nécropolitique travaillée par Foucault, m’a beaucoup interpellé. J’ai commencé à la rapprocher de mon contexte et des choses qui s’étaient produites dans ma vie. Dans les quartiers, pour avoir une position de pouvoir, il faut effectivement écraser l’autre, l’éliminer ou faire du corps de l’autre une sorte de repère par la violence pour être plus visible. C’est ce que cherche mon personnage. Il veut aussi acquérir les mécanismes de la violence hégémonique toxique masculine pour perdurer et être accepter. Il veut adopter ces conduites pour être « un varón ». Mon film en fait un débat par la contradiction parce que mon personnage principal a une ambiguïté.

M.-A. S.: Je n’ai rien voulu lire au sujet de ton film avant de le voir. J’avais l’affiche et le titre, qui nous orientent déjà naturellement. Je pensais voir les aventures non tant quichottesques, plutôt déchirantes, d’un personnage et de sa dérive. Mais avec le début du film, entre le documentaire et la fiction, en l’entendant et en voyant son physique, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une fille. J’ai compris qu’il ne s’agissait pas seulement de la violence mais de nuances moins courantes que tu nous proposais. Alors, qui est Carlos?

Je ne prétends pas avoir une définition spécifique de qui est Carlos car je crois que c’est un personnage très ambigu et en recherche d’une identité mais sans vraiment la définir.

Je vais parler uniquement de Carlos, non de l’acteur qui l’interprète, ni de la personnalité de l’acteur. Carlos est un personnage plutôt issu de ma vie personnelle. A l’adolescence, j’ai eu également de nombreuses inquiétudes sur mon identité et mon identité sexuelle. C’était un secret que je vivais en huis clos car ainsi je pouvais expérimenter, me défier, y penser mais dehors, je ne pouvais pas démontrer cette exploration que je menais. Montrer des signes de fragilité, dans la rue, pouvait être une menace contre moi de la part du groupe qui, souvent, n’admet rien. Cette masculinité hégémonique toxique doit aussi subordonner d’autres masculinités qui sont plus fragiles. Elle doit subordonner ce qui n’est pas en accord avec elle ou son contraire, le plus souvent, qui peut être la féminité. C’est pour cela que Carlos ne peut pas sortir en montrant son ambigüité ni sa fragilité qu’il explore dans l’intimité. Ce n’est pas un personnage qui se définit totalement dans le masculin ou le féminin.

Je crois que la source d’une des problématiques sociales à laquelle nous assistons aujourd’hui est le binarisme. Je crois que cette idée du binaire -qu’il n’y a que des hommes ou des femmes- est une chose qu’il faut questionner. Je me rapproche beaucoup de la théorie de Paul Beatriz Preciado qui parle des fictions politiques et vivantes. Ce sont les fictions du masculin et du féminin auxquelles nous essayons de correspondre sans comprendre pourquoi, ou sans savoir qui nous sommes, ou sans savoir ce que nous cherchons. Nous essayons d’entrer dans ces cases pour suivre le jeu de la politique sociale et pour ne pas être pris pour des anormaux. Souvent, ce qui est normal rassure. Et qu’est-ce que la « normalité » ? C’est une question que je me pose.

Ainsi, mon personnage ne se définit jamais vraiment. Je crois que les constructions identitaires sont ces fictions que l’on construit au quotidien comme des personnages qui jouent des rôles spécifiques. Carlos joue le rôle du macho. Il veut être ce « un varón » pour suivre la norme. Mais la norme peut aussi l’anéantir. La norme peut aussi lui voler sa vie, lui voler la chose la plus précieuse qu’il peut avoir : le doute et l’incertitude face à de nombreuses choses. Sa richesse est qu’il peut explorer, qu’il peut être et réfléchir. Dans ce contexte, c’est peu vu, c’est une chose qui semble appartenir à d’autres classes sociales mais, pour moi, c’est une chose à prendre en compte aussi dans les quartiers. C’est de là que vient le film.

M.-A. S. : Du personnage à l’acteur: peux-tu nous parler du casting? Qui est Dylan Felipe Espitia ? Où se trouve-t-il aujourd’hui ? Que pense-t-il de son expérience et du film ?

L’acteur s’appelle Dylan Felipe Espitia. Je le connais depuis six ans. Il n’y a pas eu de casting, je n‘ai embauché personne pour en faire passer. C’est moi qui ai parcouru les rues du quartier où j’ai grandi et où vivent actuellement mes parents. Je cherchais des jeunes, des visages, des attitudes, des corps qui seraient en harmonie avec le film, avec le protagoniste et les personnages qui l’entourent. Dans un concert de rap où j’ai été invité, j’ai vu un groupe de break dance. Il y avait cinq hommes très grands et au milieu, il y avait Pipe. Dès que je l’ai vu danser et bouger avec autant d’assurance, je me suis dit qu’il devait être le protagoniste du film. Nous avons un peu échangé et rapidement, je me suis rendu compte que c’était lui, au-delà de son identité de genre ou autre. Je l’ai accepté tel qu’il est. Il m’a dit : “Je suis Felipe, je fais ça, j’aime ça et ça… »

J’ai remarqué qu’il faisait quelque chose qui m’interpellait beaucoup : il performait la masculinité d’une manière très semblable à ce que je faisais à mes 14 ou 15 ans. J’aimais bien m’habiller avec des vêtements larges, avoir les cheveux très courts, un style de rappeurs. Je voulais être comme les exemples du quartier qui étaient mes idoles. C’était des pandilleros (membre d’un gang) du secteur, beaucoup sont morts aujourd’hui. J’ai grandi en les voyant et en voulant être comme eux : voler comme eux, me battre comme eux, je désirais tout ça. J’ai réussi à le faire. Disons que j’ai assumé ce rôle jusqu’aux actions : j’ai volé, je me suis battu, j’ai été dans des lieux de détention. C’était comme un rituel par lequel j’essayais d’être ça, mon frère aussi. Il vendait de la drogue dans la rue. Nous vivions ce style de vie. Quand j’ai vu Felipe, je me suis souvenu de beaucoup de choses, de comment j’étais, de comment je me voyais et de comment je voulais appartenir à ce groupe de machos, de violents.

Actuellement, Felipe est chez lui. Il finit ses études secondaires. Il cherche du travail. Il est dans un quotidien normal. Nous avions toujours précisé que ce processus artistique de faire le film était un moment spécifique et qu’il fallait toujours avoir les pieds sur terre. Il fallait continuer à étudier, à travailler et à essayer d’être bien.

Pour le reste, je ne parlerai pas en son nom mais je peux dire une chose c’est que nous sommes toujours très amis. Nous avons une grande empathie et que je l’ai trouvé très heureux sur le tournage et les fois où nous avons pu montrer le film. J’ai pu remarquer qu’il se sentait fier du film, du processus. Il en était satisfait. Il a gagné le premier Prix du Meilleur acteur du festival de cinéma de Lima. J’en suis très fier, lui aussi. Il a gagné son premier prix dans la vie et en tant qu’acteur. C’est un très beau moment pour lui. C’est une démonstration, pour lui aussi, qu’il a du talent. C’est une personne très talentueuse qui en vaut la peine. J’espère qu’il sera plus visibilisé. C’est très important pour moi.

M.-A. S. : Le langage de la caméra dans Un Varón: j’aime ses mouvements, sa manière de suivre le protagoniste, avec légèreté et lenteur. Nous sommes avec lui et à la fois, dans son contexte. Nous sommes comme dans un musée à ciel ouvert. Comment définirais-tu ton langage ?

L’une des prémices que j’avais avec le film est que je n’avais jamais de storyboard. Je ne prétendais pas non plus faire des dessins ou proposer une clarté très technique du film. J’avais une unique certitude. Je voulais que le visage et le corps de Pipe soient le paysage. Que ce ne soit pas un film ancré sur un élément géographique uniquement, ou sur la description des lieux mais que le personnage principal conduise les idées qui traversent le film par son regard, son visage, sa peau, son corps. Ce fut mon point de départ. J’étais intéressé pour le faire d’une manière qui soit propre, non pas comme une caméra à l’épaule vertigineuse qu’on utilise beaucoup dans les séries télévisées ou dans les films de gangs qui montrent des actions terribles et folles avec une caméra en mouvement.

De ce point de vue, il y avait aussi une réaction pour moi. Je voulais une caméra fixe qui laisse respirer, par laquelle les personnages puissent s’exprimer, sans vouloir trop esthétiser. Je n’ai pas essayé de styliser la pauvreté, la violence, ni styliser la géographie. J’avais deux défis : par ma manière de voir les choses, je ne voulais pas non plus romantiser ni la violence, ni la pauvreté, ni les enfants pauvres, ni rien d’autre. Je voulais m’éloigner de l’idée de la romantisation. Je ne voulais pas non plus trop esthétiser la marginalité.

C’étaient mes deux prémices. Je crois que je l’ai fait ainsi, sans être trop stylistique, sans que le film soit une sorte de clip vidéo ou pop. C’est ce que j’évite. J’ai essayé d’accepter les lieux comme ils étaient. Je connais aussi ces rues depuis mon enfance alors j’ai fait moi-même les repérages. Les mouvements et les placements de caméra étaient donc très clairs pour moi depuis longtemps.

M.-A. S. : Le décor extérieur : une ligne d’horizon en destruction. Avec ton équipe, avez-vous modifié des zones ?

Nous n’avons pas essayé de créer une ambiance. Je voulais filmer le quartier tel qu’il est. Il se trouve qu’il y a une restructuration du secteur depuis quelques années : faire tomber de vieilles maisons, changer des rues et construire des immeubles plus neufs, plus impersonnels aussi. Il y a donc aussi la problématique du déplacement des habitants à la périphérie de la ville. On leur achète les maisons à des prix très bas et on les déplace. C’est une problématique très dérangeante. Je voulais filmer ce qu’il reste de ce quartier que je connais depuis mon enfance. C’est une manière pour moi de laisser un document à moitié historique. Un portrait de ces endroits, de cette ville que j’ai connus depuis l’adolescence. Filmer ces rues est pour moi un référent de la destruction de cet espace et de l’intérieur que porte le personnage principal, de son processus de restructuration mais aussi de cette mémoire que je voulais créer avec le quartier. Je voulais filmer ça pour m’en souvenir, pour qu’il en reste une mémoire.

M.-A. S. : Les intérieurs ne semblent pas sûrs. Ils ont des barreaux, des lignes de peintures, des rideaux, des clairs obscurs. Les sons et les bruits les pénètrent et les envahissent. Comment avez-vous travaillé la bande-son ?

Pour le son, nous avons suivi le ton « réaliste » des lieux. Je ne voulais pas un son propre « de cinéma » mais je voulais le son du quartier, des rues… Dans ces intérieurs ou rues, on entend un son plutôt froid : ces lieux sont véritablement ainsi. Le son était très direct. Pour la bande-son, je voulais qu’on entende la musique du quartier : des vallenatos, de la salsa, des merengues, du rap. Des choses que j’aime aussi. Ce sont les musiques avec lesquelles j’ai grandi. Il y a cette chanson “Yo tengo un ángel” de Gallego, un rappeur portoricain. Il y a une version qui circule beaucoup, de Tego Calderón. C’est comme un hymne des jeunes de la rue, à Bogota, à Medellin et dans d’autres endroits, en Amérique latine. Cette chanson représente beaucoup leur réalité, c’est pour ça qu’ils l’aiment tant et qu’ils la chantent avec passion et expansivité. Je voulais que cette chanson soit dans le film et qu’ils la chantent.

Nous avons aussi construit la bande-son avec des musiciens. Je voulais une musique plutôt de proposition et disruptive sans que ce soit uniquement de la musique mais des sons aussi, dissidents, pour que tout puisse se compléter.

M.-A. S.: Les chansons sont aussi un langage, les mots écrits sur les t-shirts, sur les murs… On remarque un besoin de dire. Comment as-tu travaillé ça? Pour moi, les dialogues Font partie de la mise en “son”. Sont-ils spécifiques au film?

Je considère le langage des jeunes très authentique. C’est le langage qu’ils expriment. Ils n’ont pas mémorisé les dialogues, ni les textes. Je voulais que le dialogue des personnages se construise avec eux. De nombreuses idées viennent d’eux. Je considère que le film est une cocréation dans ce sens. C’est une cocréation artistique à laquelle ils ont apporté des idées et ils les ont exprimées dans des textes. J’ai toujours donné un guide initial avec l’intention que je voulais, le contexte que je voulais qu’on transmette. Je donnais parfois un mot ou un texte mais sans trop suggérer. Je ne voulais pas restreindre la liberté d’expression des acteurs. Ce langage qui a tant de force et de mouvement, je ne voulais pas le limiter. C’est pour cela qu’ils parlent à leur manière. Ils s’expriment d’une façon très proche de ce qu’ils feraient dans la vie réelle. Je crois que cela ajoute une valeur à ce langage. C’est ainsi que nous l’avons travaillé.

M.-A. S.: SPOILER. La mère, la grande absente, avec qui Carlos communique enfin par téléphone, en larmes. Que se passe-t-il avec elle?

La mère est la grande absente du film. C’est quelqu’un qui est toujours présent dans la tête du personnage. C’est la grande présente de sa vie. J’ai aussi grandi, comme beaucoup d’autres, avec l’idée du père très distant, éloigné. Souvent absent. Cette absence paternelle fait que nous voulons toujours embrasser la figure maternelle, y compris l’idéaliser. Dans le film, on exprime un amour profond et intense pour la mère. La scène finale est une scène d’amour. C’est une déclaration d’amour à sa mère absente. C’est une déclaration d’amour au manque de protection, au manque d'une personne à qui confier toutes nos inquiétudes et peurs sans être condamnés. Souvent, le père condamne la fragilité des enfants. Carlos tente de trouver un soutien.

M.-A. S.: SPOILER. Le calme s’installe dans une unique scène magistrale : le baiser dans le miroir.

Qui est ce reflet maquillé ? C’est le moi profond de Carlos ? Sa faille ? Sa féminité ? Sa sœur ? Sa mère ? C’est un moment révélateur pour Carlos. Il reconnait son ambiguïté, ses inquiétudes et qu’il n’est pas le macho qu’ils exigent de lui. C’est un moment de confrontation et de beauté dans lequel il s’admet beau. Il se sent plus fragile. Il accepte sa fragilité dans cette scène. C’est pour cette raison que ce moment est important. C’est un moment vrai. Je crois qu’il est basé aussi sur ces moments où moi, adolescent, je fonctionnais ainsi. J’essayais de ne jamais trouver une identité si nette et d’affirmer que j’étais en constante évolution. Carlos performe cette masculinité hégémonique mais dans sa performance, il y a une porosité. Il ne s’agit pas seulement d’actions en lien avec la violence. En masquant cette masculinité hégémonique, nous nous nions cette porosité et je crois que toutes les masculinités ont de nombreuses fêlures et ne sont pas une définition spécifique. C’est donc le moment poreux. Carlos revendique qu’il y a des fissures dans sa vie et il les reconnait. C’est ce qui rend la scène belle, je pense.

M.-A. S. : Qu’est-ce qui t’a permis de réaliser Un varón?

Un varón a reçu un premier encouragement d’écriture au Mexique avec la Fundación TyPA. Ensuite, nous avons eu une aide à la production de Proimagenes Colombia qui nous permettait d’assurer 50% du financement. Le World Cinema Fund a complété le financement (Berlin). Le Torino Film Lab nous a aussi aidés. Le CNC de France, pour la post-production, pour bien finaliser le film. Nous avons été dans l’Atelier de la Cinéfondation qui nous a permis de rencontrer des coproducteurs du projet. Il nous a ouvert des portes pour trouver tout le financement dont le film avait besoin. C’est finalement une coproduction entre la France, la Hollande, et l’Allemagne que nous avons menée.

M.-A. S. : Qu’en est-il de la réception du film ?

Le film n’est pas encore sorti en Colombie. Il sort en avril. Nous avons beaucoup d’expectatives. On va le projeter au Festival de Cine de Cartagena en Colombie. Et 10 jours après, il y aura la sortie en salles à échelle nationale. C’est la sortie que je considère la plus inquiétante et l’une des sorties les plus joyeuses aussi. On pourra enfin le montrer à notre public et à ceux avec qui nous l’avons fait. C’est important pour moi de le montrer aux quartiers, aux jeunesses et de parler de ce thème de la masculinité dans les lieux où ces thématiques ne semblent pas se présenter souvent. Ouvrir ce débat là-bas est pour moi très important, là où le machisme abonde, la violence, le féminicide, la masculinité hégémonique toxique… On en parle peu dans les quartiers. Ces conversations semblent parfois réservées aux intellectuels des classes moyennes hautes. C’est donc important pour moi d’y montrer le film et d’ouvrir des débats publics dans ce qu’ils appellent aussi la périphérie. C’est émouvant. C’est nécessaire et pertinent dans un pays où il y a tant de violence. Dans le monde aussi, n’est-ce pas ? Dans la « banlieue » française, cette problématique est tout autant palpable. Ce serait super de dialoguer avec les jeunes dans les banlieues et comprendre ces injonctions.

A l’extérieur, le film a obtenu une très bonne réception. Il a fait son avant-première à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes. Ce fut une projection très heureuse. Il fut très bien accueilli. Nous étions très contents. Nous sommes allés à San Sébastian, à Hambourg et dans d’autres endroits. Les accueils étaient très intéressants. La presse était très intéressée aussi. Le film a rempli nos expectatives jusqu’à aujourd’hui.

M.-A. S. : Un nouveau projet ?

Nous avons gagné une bourse d’écriture du CNC pour le nouveau film qui s’intitule : « Los pájaros » (Les oiseaux). C’est un film qui parle aussi d'un adolescent et des jeunes. C’est un film qui ne se passe pas dans la ville mais à la montagne. C’est un film avec des soldats, basé principalement sur les histoires de mon frère. Il a été soldat. Il est à présent policier. Il aborde le militarisme ou l’institution totalitaire qui impose des codes spécifiques. Je me base beaucoup sur ce que dit Erving Goffman de cette institution et des adaptations secondaires pour pouvoir survivre dans un contexte militaire.

Pour terminer, j’aimerais ajouter que ce film est pour moi une sorte de réaction à l’idéalisation et la romantisation de la violence. C’est un film qui ne prétend pas idéaliser ni romantiser la marginalité. C’est un film dans lequel les personnages ont des idées et une sexualité, ils ne sont pas seulement des victimes. C’est une réaction face aux films stéréotypés et clichés des jeunes sauvages qui se tuent entre eux ou qui ne sont que violents ou qui ne s’arrêtent pas devant le vertige de la violence. Je me suis souvent rendu compte que les films latinoaméricains semblent vouloir jouer le jeu des scènes très violentes pour attirer des spectateurs ou pour attirer l’attention. Le public semble souvent désirer ça : une salle qui s’émeut en voyant de la violence ou quelque chose de très sauvage. Dans mon film, il pourrait parfaitement y avoir beaucoup de balles, de morts, de la drogue mais je n’en ai pas voulu parce que je viens de là-bas et que j’ai grandi avec toute cette complexité. Je ne veux pas être complice de ça. C’est un film où il n’y a pas un mort, pas un coup de feu, ni d’allégorie de la drogue car, pour moi, il y avait quelque chose de plus intéressant à dire et qui peut, en plus, nous emmener vers la paix. Le thème de la construction de la masculinité hégémonique toxique est plus intéressant que de montrer des jeunes se poignarder ou se crier des saletés. Je crois que ce film s’en distingue. Je l'ai fait pour cette raison. Il y a aussi beaucoup de jeunes qui ont décidé de s’éloigner de la pandilla pour chercher d’autres possibilités. Ils ne sont pas que des victimes. Je crois que le film s’ancre dans cette philosophie tout comme moi. Les personnages dialoguent et ont le droit de douter. Par exemple, lors d’une interview, les journalistes étaient surpris de savoir que je parlais français. Comme si c’était impossible pour un jeune de quartier ! On m’a aussi demandé si j’avais des tatouages comme les pandilleros. D’où venait ce besoin de voir ce stéréotype ? Nous y sommes habitués. Ce film essaie de les éviter et de les briser.

Marie-Ange Sanchez

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