Interviews

Jo Sol

Ce que j'essaie de faire, c'est du cinéma urgent  
Rencontre avec un réalisateur catalan engagé dans le cadre du 27ème festival de cinéma espagnol de Nantes ce dimanche 2 avril 2017.
Jo Sol
Le thème de la diversité et des « anomalies » est au centre de tous tes films (Tatawo, El taxista ful, Fake orgasm ). Pourquoi ?
 
Les ''anomalies'', c'est la dernière tranchée des politiciens. La dernière victoire du capitalisme est de ne plus parler des mouvements ouvriers, comme s'il s'agissait d'une résolution des besoins du monde du travail. L'une des conséquences de cette victoire est qu'aujourd'hui les gens disent qu'ils n'ont pas été suffisamment préparés ou qu'ils ne sont pas capables d'entrer sur le marché du travail. Le capitalisme ne veut toujours pas que des voix contraires s'élèvent, bien qu'il s'agisse d'un problème collectif, tout est réduit au problème individuel, donc dilué. C'est dans ce système que l'anomalie surgit comme une voix puissante pour questionner les grands idéaux du système capitaliste.
 
Pourquoi as-tu choisi de travailler avec Pepe Rovira et Antonio Centeno ? Comment avez-vous travaillé avant, pendant et après le tournage ?
 
Antonio Centeno [co-réalisateur du documentaire Yes, we fuck !, 2015] avait vu un de mes films autour du corps, Fake orgasm (documentaire de 2010),  il a eu envie de me rencontrer. Il voulait que je comprenne que les ''anomalies'' se reflétaient sur les corps mais aussi sur les identités, malgré elles. Quant à Pepe Rovira (El taxista ful, 2006), il avait déjà travaillé avec moi depuis sa diversité mentale, son inadaptation. Il me semblait intéressant de mettre en commun ces deux diversités, de les confronter. Leur relation m'intéresse beaucoup. Il n'y a pas d'espace où l'anomalie est homogène. D'après moi, c'est un élément puissant. Et ce paradoxe de l'ambivalence me paraît très intéressant. Les « anomalies » se confrontent à cette pensée homogène qui dit qu'il y a un espace qui est bien, un espace où les choses sont stables et correctes, où les idées sont homogènes et constantes, un lieu ''correct'' : cet état de fait est intéressant.  
 
T'es-tu trouvé confronté à des obstacles au moment de faire le film ?  
 
Toujours. Je n'arrive pas encore à le distribuer. Tout a été très problématique depuis le début. Je l'ai écrit moi-même et je n'ai eu aucune aide, ni même de la part des institutions. Il y a plutôt eu une identification des personnes qui ont participé au discours, au projet, et celles qui l'ont programmé pour apporter quelque chose au cinéma espagnol, à un type de production, de film, de proposition....  
J'ai donc rencontré beaucoup d'embûches car sans aide il y a des obstacles. Tourner un film est très difficile et pour arriver à toucher un public, on est face à un mur, un mur d'intérêts, de mépris et de ségrégations. Et Nantes, c'est une situation à part. La programmation est heureusement très variée.
 
Dans tes films, tu prends grand soin de l'esthétique, elle dépasse celui du cinéma militant, celui de la question du genre cinématographique. Comment s'est formé et continue à se former ton regard de réalisateur ?
 
C'est un élément très intéressant en effet. La question du regard est fondamentale, c'est un facteur clé. Je crois qu'il y beaucoup de générosité dans ce regard même si la proposition esthétique est très basique car on travaille avec ce que l'on a. Ce que j'essaie de faire c'est du cinéma urgent. Quand on a profondément intériorisé une voix plus qu'une image, un discours plus qu'un argument, une idée plus qu'une proposition alors vient l'impulsion. Et cela n'est pas forcément associé à un type de proposition esthétique. C'est bien plus que cela : cette proposition esthétique peut s'effondrer en chemin, sous le poids de sa propre précarité. Le cinéma urgent signifie être prêt à dire, malgré tout. Je crois qu'il y a dans le regard l'acceptation que nous sommes peut-être plus une voix qu'un regard. Et une voix peut aussi être un cri, un balbutiement, un discours incomplet, fragmenté.
Nous qui faisons du cinéma industriel, nous ne pouvons normalement pas nous le permettre. Le cinéma industriel suppose un discours, une proposition circulaire, renfermée sur elle-même. Je tiens, pour ma part, à maintenir une palpitation, une palpitation qui laisse planer les incertitudes. Je crois que cette voix est au-dessus du regard lui-même.
 
Et ceci explique aussi l'importance de la musique dans tes films.  
 
Exactement. Dans ce cas-là, il est très clair qu'à travers la musique réside la nécessité de libérer ce cri, la volonté de transformer le chaos. Il y a aussi une phrase d'Antonin Artaud qui me plaît beaucoup, et qui dit que lorsque nous connaissons la situation dans laquelle nous allons nous trouver –tel des condamnés – elle est inévitable. Nous ne trouverons pas de porte-parole pour notre projet, pour notre distribution, mais nous refuserons de changer, nous continuerons à être tels des condamnés.
Je m'identifie pleinement à cette figure. Artaud parlait depuis la faiblesse vers la puissance politique du point de vue de cet être maudit. Il parlait de la diversité non comme un poids mais comme une opportunité, un espace de la liberté, de la volonté de contribuer, de l'amitié et de toute une série de choses qui sont normalement très secondaires dans un processus industriel.
 
Tu penses que l'on peut construire la réalité à partir de cette fiction cinématographique? Que l'on peut changer la réalité ?
 
Souvent, lorsque l'on se souvient de Pasolini, de Godard, des grands cinéastes qui sont les pères de ce que nous sommes, nous gardons le souvenir de leurs chefs-d'œuvres en tant que productions narratives. Mais nous en oublions leurs autres réalisations. De Pasolini, je me souviens de Comizi d'amore [film documentaire, 1965]. Certains films sont des propositions politiques absolues où n'interfèrent ni une seule métaphore ni une seule proposition narrative. Et pour moi c'est cette partie du cinéma qui m'a le plus appris.
Je fais partie d'un jury au festival d'Istanbul. Il y a des films extraordinaires qui sont des documentaires. Je pense à Last men in Aleppo [de Steen Johannessen et Firas Fayyad, 2017] ou à d'autres encore qui sont très liés au documentaire, des films politiques aussi. J'ai le besoin de rompre ces codes. C'est la même chose avec les personnes, on a besoin de savoir si c'est une fille ou un garçon, où commence le genre féminin, masculin, etc. Des intellectuels, presque tout le temps des femmes, Judith Butler par exemple, ont beaucoup de doutes sur la construction du genre. Ce n'est finalement qu'une performativité, une manière d'être dans le monde, d'agir, de projeter. Pour le le genre cinématographique, c'est aussi la recherche de cette voix, la recherche de ce regard, qui suppose la tentative de dépasser le format qui nous codifie.
 
Tu te sens donc un peu différent dans ce monde de festivals ?
 
Non j'adore les festivals, surtout quand il y a des films plus « bizarres » que le mien, deux cette année à Nantes. La diversité est ici quelque chose d'extraordinaire. En général, dans la plupart des festivals, je continue à être l'un des plus engagés sur ce type de discours. Quand à la proposition esthétique narrative ou à la liberté de création, il est évident qu'il y a des gens très bons et qui font des choses même plus risquées que moi, avec moins d'argent non, mais plus risquées, oui.  
 
 
Et qu'espères-tu des projections dans le cadre de ce festival ?
 
Je connais très bien ce festival, je suis venu plusieurs fois [obtention du Prix Jules Verne en 2006 pour El taxista ful]. Le cinéma espagnol est extrêmement bien considéré à Nantes, presque mieux qu'en Espagne. Le public y est plus fidèle, plus fervent, c'est plus ouvert. Les gens qui travaillent ici ont des critères très larges de ce qu'est le cinéma industriel. C'est clairement le cas cette année : il y a des films extraordinaires, très divers et je crois que c'est un enrichissement pour tous. Le cinéma espagnol n'est pas seulement ce que financent les télévisions, ce que veut le gouvernement ou ce que veut ce type de cinéma. Si le cinéma suit les critères de la télévision, il me semble que cela signe la mort du cinéma comme outil pour penser. Ce festival contribue à démonter cette idée si négative et si terrible pour le cinéma espagnol et le cinéma en général.
 

Emilie Parlange

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