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Venez voir

Un Film de Jonás Trueba
Avec Itsaso Arana, Francesco Carril, Irene Escolar, Vito Sanz
Espagne | 2022 | 1h04
Karlovy Vary 2022 - Prix spécial du Jury , Festival International du Film de La Rochelle 2022 Retrospective Jonás Trueba en sa présence
Un film sensoriel et intimiste à… aller voir
Des instants de vie. Un rythme lent. C’est ce qui fait tout le charme et rend si singulier ce septième long métrage de Jonás Trueba, un long métrage qui n'est d’ailleurs pas passé loin du format court. Le film dure seulement une heure, en rupture totale avec son précédent film Qui à part nous, portrait générationnel d'une durée de presque quatre heures. Comme pour Eva en août, où la caméra suivait l’incroyable Itsaso Arana au gré de ses déambulations dans une ville de Madrid vidée de ses habitants, Venez Voir confirme le talent de Jonás Trueba pour capter et partager avec nous des gestes du quotidien, des moments particuliers de vie. Un film sensoriel qui nous ouvre les portes vers une réflexion philosophique de la vie.

Une mise en scène épurée pour un film qui a été tourné en seulement huit jours avec quatre comédien.ne·s et une toute petite équipe technique. Les couples Itsaso Arana/Vito Sanz et Irene Escolar/Francesco Carril nous sont présentés dès le début par une succession de gros plans fixes de plusieurs minutes sur chacun d'entre eux au rythme du morceau Limbo (Limbes) interprété au piano par Chano Dominguez. Une immersion totale, filmée en temps réel où l'espace de quelques instants nous ne sommes plus au cinéma mais au Café Central de Madrid en train d'assister, nous aussi, à cette émouvante représentation in vivo. Le morceau se termine et nous assistons aux retrouvailles timides et presque gênées des quatre ami.e·s trentenaires restés de longs mois sans se voir. Alors qu'Elena et Dani sont heureux dans leur vie de citadins en plein cœur de Madrid, Susana et Guillermo ont fait le choix de quitter la capitale pour s'installer en banlieue et attendent même un enfant. On sent alors le fossé qui s’est creusé entre eux pendant cette période de distanciation sociale, deux trajectoires de vie totalement différentes qui les ont éloignés et où le contact n’est plus aussi évident. Alors que ce « retour à la vie » pourrait être l’occasion de grandes retrouvailles et de discussions passionnées, une fracture s’est créée et peu de choses semblent désormais les rapprocher. Mais Guillermo insiste pour que ses amis leur rendent visite dans leur nouvelle maison : “Tenéis que venir a verla” (Venez voir).

« Ces doutes font aussi partie du charme des films de Jonás Trueba car la vie est comme ça. » Itsaso Arana

En plein hiver, dans un monde postcovid où la vie renaît peu à peu, les personnages semblent fatigués, comme anesthésiés. Lorsqu’Elena (Itsaso Arana) demande à Dani (Vito Sanz) s’il est resté dans les limbes (morceau du pianiste), c’est réellement cette sensation qui enveloppe tout le film. Les personnages sont au ralenti et errent après cette période de pandémie et de confinement. Ils semblent avoir du mal à trouver leur place dans ce « monde d’après » et font face à des doutes. Se retrouver autour d’un repas dans la maison en banlieue de leurs amis ne provoque même aucun enthousiasme chez Elena et Dani. Rien ne semble les atteindre et c’est presque par obligation pour maintenir un lien avec eux qu’ils acceptent cette invitation six mois plus tard. Comme s’ils voulaient retarder l’échéance ou espérer encore échapper à cette rencontre, ils ne prennent pas le bon train et, le trajet, rythmé par la belle musique de Bill Callahan, s’avère plus long que prévu. Mais ils arrivent quand même et débute alors la seconde partie du film. S’ensuivent une visite de la maison, toujours sans grand enthousiasme, puis un repas où les quelques échanges tournent principalement autour du livre de Peter Sloterdijk : Tu dois changer ta vie. Un clin d'œil ironique que l’on perçoit évidemment comme une injonction mais qui les amène à réfléchir, nous y compris. Puis, le cinéaste filme une partie de ping-pong entre les ami·e·s, un moment léger où les personnages sortent de leur torpeur et arrivent enfin à partager pleinement ensemble ce moment d’insouciance.

« J’aime faire des films sur des moments de la vie en particulier, peut-être pour nous aider à mieux nous comprendre. » Jonás Trueba

La dernière partie du film est très belle avec une balade contemplative au milieu de la nature et une fin qui n’en est pas vraiment une mais qui laisse une porte ouverte. Sans trop en dévoiler, le dernier plan nous invite à une prise de conscience d’un retour à l’essentiel, à la nature, à l’enfance et donne beaucoup de possibilités d’ouverture sur ce que pourrait devenir la vie des personnages. Quant à l’intégration des scènes filmées en Super 8 après ce plan final, le cinéaste explique que c’est aussi là une manière de montrer la petitesse de l’existence (son cinéma y compris - film à petit budget), car « après le confinement, nous avons tous eu en tête cette idée que nous sommes en fait très petits ».

Venez voir est donc un film tourné à la sortie du confinement, dans un contexte post-traumatique où l’avenir du cinéma était très incertain. Le jeu de mots du titre est en ça très bon car en espagnol, Tenéis que venir a verla fait bien entendu référence à la maison mais aussi au film puisque les deux mots sont féminins. En français, la traduction la plus juste a donc été Venez voir (la maison et le film). Dans une société où aller au cinéma voir des petits films d’auteurs est presque devenu un acte militant tant l’offre est grande, le film de Jonás Trueba est un cadeau qui nous invite à réfléchir sur nos propres vies et en l’espace d’une heure, nous replongeons dans ces doutes et questions qui nous ont tous et toutes traversés en 2020.

Avec ce dernier film, Jonás Trueba nous illumine une fois encore de son talent de cinéaste, lui qui sait filmer mieux que quiconque ces petits riens de la vie, ces petits rien qui font les grands moments de notre existence. Venez voir est un film épuré et intimiste sur une génération qui s’est tout à coup retrouvée perdue, en proie à des doutes existentiels, mais qui reste résolument optimiste. Alors, allez voir !

Vu le 8 octobre 2022 à Toulouse dans le cadre de la 27e édition du festival Cinespaña, où Jonás Trueba a remporté le prix de la meilleure réalisation.

Photo Trueba Arana Itsaso Cinespaña 22 - Agathe Ripoche Petite

Itsaso Arana et Jonás Trueba, à Toulouse, le 8 octobre 2022

Jonás Trueba déclarait lors de la présentation de son film au festival Cinespaña de Toulouse qu’il « aime penser le cinéma comme [sa] maison ». Pour lui, il est important de faire un film pour « partager des choses vécues, des conversations ou encore des chansons », comme celles que l’on retrouve tout au long du film et qui l’ont personnellement accompagné pendant le confinement. Il s’agit simplement d’un film de circonstances sur un moment concret. Pour Itsaso Arana, qui interprète le personnage d’Elena, et elle aussi présente à Toulouse, « le ciné de Jonás est toujours rempli de personnages pleins de doutes. Mais ce n’est pas un ciné qui doute par peur. [...] Douter avec les autres dans un monde qui nous demande d’être toujours sûrs de nous demande beaucoup de courage. Ces doutes font aussi partie du charme de ses films car la vie est comme ça. »

Agathe Ripoche


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