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Qui à part nous

Jonás Trueba
Avec Candela Recio, Pablo Hoyos, Silvio Aguilar
Documentaire | Espagne | 2021 | 3h 40min
FCEN 2022
Qui à part nous ? de Jonás Trueba a l’odeur de l’esprit des adolescents.
Un film fleuve dressant une chronique captivante de la jeunesse du XXIème siècle.

Le projet Qui à part nous ? (¿Quién lo impide ?) naît à la fin du tournage de La reconquista lors duquel Jonás Trueba fait la connaissance des jeunes acteurs, Candela Recio et Pablo Hoyos, qui interprètent les deux protagonistes adolescents du film. Au moment de se quitter, la nostalgie de l’amitié liée entre le réalisateur, les jeunes acteurs et leurs amis lui donne envie de se lancer dans une nouvelle aventure cinématographique à leurs côtés. Au gré des rencontres, des moments d’échanges, des prises de vues et de son, sur le temps libre du réalisateur et du groupe d’ados, commence à se dessiner un projet d’envergure autour du cinéma qui ne durera pas moins de 5 ans et quelques centaines d’heures d’images tournées dans le quotidien de ces jeunes madrilènes. Le cinéaste cite en référence le cinéma vérité de Jean Rouch avec Chronique d’un été, notamment, ou celui du québécois Michel Brault. Pour établir des parallèles plus contemporains avec ce film, on pourrait citer Boyhood de Richard Linklater ou bien Adolescentes de Sebastien Lifshitz, mais le film de Trueba reste tout de même encore plus ambitieux. Le résultat est un ovni cinématographique.

 Qui à part nous ? marque certainement un avant et un après dans la filmographie du réalisateur comme l’avait été, au début de sa carrière, son film-essai Los ilusos (Les rêveurs), qu’il désigne comme étant son « deuxième premier film ». Il est sans doute également marquant pour le cinéma espagnol produit actuellement (seul film espagnol à recevoir un prix du Jury officiel du dernier Festival de San Sebastián, celui de la meilleure interprétation dans un second rôle attribué à l’ensemble des acteurs du film), ce film est représentatif d’un pan du cinéma espagnol actuel : des films à “petit budget”, avec des acteurs non-professionnels et qui se jouent des frontières entre la réalité et la fiction. Ces œuvres sont des preuves de la bonne santé artistique de la production espagnole actuelle et sont récompensées dans les Festival nationaux et internationaux : l’exemple le plus emblématique étant, sûrement, celui de l’Ours d’or remporté récemment par Carla Simón à Berlin.

 L’expérience cinématographique – 3h40 de film ponctuées de deux intermèdes de 5 minutes qui offrent un espace à la réflexion – ne manquera pas de passionner le spectateur. Le film propose plusieurs types de séquences : certaines que l’on identifiera plutôt avec le documentaire, d’autres plutôt avec la fiction ou encore un mélange des deux. Le film laisse, place, par moments à la parole spontanée, pas à celle qui est écrite, à celle faite de silences et d’hésitations; dans d’autres séquences les scènes écrites sont accompagnées de la voix-off d’un autre personnage commentant la scène au moment même où elle se déroule comme pour donner au spectateur une image plus vraisemblable encore que celle qu’il voit. Le découpage du film en trois parties – comme les trois trimestres d’une année scolaire – donne une cohérence à cet ensemble et à son évolution avec en parallèle l’évolution des personnages.

 Les générations ayant précédé celle mise en scène par le film, c’est-à-dire, celles qui ont vécu leur adolescence au début des années 2000, pendant les années 90, 80, etc. ont toutes souffert dans des mesures et des contextes différents d’un fléau : la drogue, le sida, etc. On voit dans le film que le mal de cette génération est d’avoir vécu son adolescence entre la crise économique de 2008 et la pandémie mondiale de 2020. Ce contexte aurait rendu ces jeunes “possibilistes” – un terme que Jonás Trueba emploie lui-même pour qualifier son cinéma – c’est-à-dire, obligés de faire avec les moyens du bord, de se débrouiller, pour se frayer un chemin sur la route hostile de leur destin. C’est, d’une part, ce que montre ce film qui, d’autre part, vient également questionner et proposer une réponse didactique à un problème beaucoup plus large qui touche cette génération : l’omniprésence de l’image. Un fléau beaucoup plus insidieux que ceux subis par les générations précédentes. D’un côté, un tsunami d’images reçues : de la pornographie à la publicité en passant par les jeux vidéo et les réseaux sociaux ; et de l’autre : l’obligation de l’autoreprésentation par l’image pour exister au sein du groupe, de la société. Et c’est ce que ce film vient aborder en questionnant directement les principaux intéressés : comment souhaiteriez-vous être représentés ? Qu’avez-vous à dire ? Qu’est-ce qui vous touche ? Quel est votre quotidien ? Toutes ces préoccupations qui sont gommées ou déformées par toutes ces images auxquelles nous sommes incessamment soumis. Ce cinéma-là offre la possibilité à une génération de se reconstruire une image propre, de la montrer fièrement et par la même occasion de se saisir d’autres moyens d’expression qui sont à leur disposition.

 Ce Qui à part nous ? a l’odeur de l’esprit des adolescents comme l’exposait le titre de la chanson du groupe Nirvana (Smells Like Teen Spirit) pour qualifier son emblématique chanteur. D’ailleurs, Quien lo impide ? (le titre original du film) est le titre d’une chanson qui reflète bien cet état d’esprit. Rafael Berrio, chanteur disparu en 2021, signait déjà la musique originale du film point de départ de ce projet La reconquista et cette chanson, Quien lo impide ?, qui fermait le film. Ce titre revient comme un slogan, un mantra, au fil du film et confirme le lien tissé par la filmographie du réalisateur madrilène avec la musique (son premier film s’intitulait Toutes les chansons parlent de moi) et le pouvoir de celle-ci et des autres formes d’expression artistique, le cinéma en premier lieu, pour répondre à certaines de nos questions existentielles.

 

Le film est projeté en Compétition officielle au FCEN 2022 et au Festival Regards de Valence. Il est distribué par Arizona et sortira en France le 20 avril 2022.

Film vu à l’occasion du 69 ème Festival International du Film de Saint-Sébastien.

Paul Buffeteau


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