Interviews

Rencontre avec Pedro Almodóvar aux Fauvettes à Paris

C'est une addiction à laquelle j'ai décidé de ne jamais renoncer.  

Une fois de plus, le cinéma Les Fauvettes de Paris a su proposer aux spectateurs de quoi se régaler en mai : une rencontre avec Pedro Almodóvar ! Il a été interviewé par Jean-Pierre Lavoignat à l’occasion des « Immanquables d’Almodóvar » projetant des films depuis La loi du désir jusqu’à Julieta en compétition à Cannes. Cinespagne ne pouvait manquer ce beau rendez-vous du 17 mai 2016 !

Film également vu à l'occasion du 21ème Festival Cinespaña de Toulouse, du 30 septembre au 9 octobre 2016.

Le jeudi 26 mai 2016. 

Arrivée des frères

Voici les propos recueillis et traduits par les rédacteurs :

Jean-Pierre Lavoignat (J.P.L.) : Le film le plus ancien de vous que l’on passe ici aux Fauvettes c’est La Loi du désir. Il marque le début de votre société de production El deseo qui fête ces trente ans. Est-ce que vous vous souvenez de votre état d’esprit au moment où vous faites La Loi du désir?

 

Pedro Almodóvar (P.A.) :  C’était au milieu des années 80. Une époque merveilleuse pour être jeune et pour vivre à Madrid. C’était au début de notre démocratie, il y avait une explosion de liberté, c’était une expérience véritablement indescriptible. Cette époque marque le début de notre compagnie de production [Agustín, son frère et associé présent au premier rang]. Nous fêtons les trente ans de El deseo cette année et même si j’étais déjà un écrivain et un cinéaste indépendant très libre avant La Loi du désir, c’est grâce à l’existence de notre compagnie de production que j’ai pu réellement être maître de ma carrière.
 
J.P.L. : Le nom de la maison de production est-il venu de La loi du désir ou c’est l’inverse ? Ça n’a aucun rapport ? C’est juste votre état d’esprit qui compte ?
P.A. : Et bien je pense avoir d’abord écrit le scénario et nous avons décidé, simultanément, que le désir était très important dans la vie, et dans le film, et que c’était un bon choix de nom pour une compagnie.

J.P.L. : Vous vous souvenez du tout premier film que vous avez vu ?
P.A. : Avant de vous répondre, j’aimerais juste préciser quelque chose. Cette proche distance que nous avons avec cet immense écran, sa dimension, me rappelle le cinéma de mon enfance qui était un mur énorme sur un terrain qui était aussi utilisé pour les bals. On y projetait des films. Et tous les enfants que nous étions courraient, se cachaient sur les côtés et regardaient aussi l’écran totalement déformé. Pour moi, le cinéma était quelque chose de beaucoup plus grand que soi-même. Je me souviens de la sensation d’appartenir à cette petite partie du monde qui est énorme, c’est un peu comme si l’écran nous prenait dans ses bras.
Et pour répondre à ta question, je ne me souviens pas du premier film. Peut-être un film folklorique espagnol, un film musical. Mais je me souviens avoir vu El manantial de la doncellaLa source », titre en français) quand j’avais dix ou onze ans. Il m’avait beaucoup impressionné. Et de nombreux westerns spaghetti.

J.P.L. : Comme le dit la phrase de Positif dans la bande annonce [« Le grand retour d’Almodóvar aux portraits de femmes »], vous revenez aux portraits de femmes. Qu’est-ce qui vous touche plus chez les femmes que chez les hommes ?
P.A. : Je crois que c’est pour une raison culturelle. Lorca disait il y a déjà un siècle :    «L’Espagne est plus un pays de bonnes actrices que de grands acteurs ». Ce qui est une chance pour moi qui écris surtout des rôles féminins. J’ai toujours vécu entouré de femmes jusqu’à mes dix ans. Ma mère, les voisines, mes sœurs. J’étais un garçon dans un univers féminin.  C’était dans les années cinquante pendant la post-guerre, une dure époque pour l’Espagne.
Ces femmes très gaies travaillaient beaucoup et parlaient tout le temps. C’était pour moi une sorte de célébration. Je crois que ces femmes m’ont transmis les premières sensations sur la vie. Elles m’ont forgé. Je pense avoir trouvé dans ce chœur de femmes le gène de la fiction parce qu’elles commentaient souvent ce qu’il se passait au village, en plus de rire et de danser dans les patios. Elles commentaient la grossesse d’une jeune femme célibataire, parfois un cas d’inceste et les suicides terrifiants de La Mancha ; on se jetait dans les puits ou on se pendait dans les greniers.
La femme était tout pour moi. L’homme était généralement absent et représentait l’autorité. Je ne voyais ces hommes que les soirs ou au bar quand j’allais chercher mon père. Je ne me suis jamais identifié à cette figure masculine. J’ai donc appris en écoutant les femmes et je suis certain que c’est la raison pour laquelle j’écris autant sur des personnages féminins, des figures très fortes possédant une énorme autonomie morale, sans préjugés sur la vie dans La Mancha, une zone très conservatrice.
Pour ajouter un exemple, la maternité m’inspire bien plus que la paternité. Une femme dépitée m’inspire plus et me semble plus drôle et plus baroque qu’un homme dans la même situation. Cela se retrouve dans ma filmographie : les personnages masculins m’inspirent des films plus sombres. En général, ils ont un lien avec la création soit parce que ce sont des créateurs de fiction, soit des psychopathes ou les deux à la fois [rires].
 
J.P.L. : Habituellement, qu’est-ce qui vous pousse à vous lancer dans un film? C’est plutôt une image? L’envie de travailler avec un acteur ? Une envie d’un sujet ? Ou alors vous ne savez pas ce que vous cherchez et vous vous lancez dans le sujet pour voir ce que vous voulez dire ?
P.A. : Tout peut me servir d’inspiration. Mais en effet, l’inspiration c’est comme dans les bandes-dessinées, une étincelle. Qu’est-ce qui la produit ? Ce que je lis, ce que je vois et cela me donne un élan d’inspiration et me pousse à écrire deux pages. Si elles sont suffisamment stimulantes, alors je poursuis. Je suis très inspiré par les articles de presse. J’ai d’importantes archives de « faits divers ». Toutes les informations qui éveillent ma curiosité peuvent me servir. Par exemple, j’ai lu dans El País que les médecins qui transplantaient des organes assistaient à des formations pour apprendre la manière la plus directe et la plus claire d’informer les familles concernées. Ils participent à des cours d’art dramatique avec une psychologue pour apprendre à communiquer ce genre de mauvaises nouvelles. Cette information a produit une grande partie de La fleur de mon secret. Et mon observation de ces dramatisations est à l’origine de Tout sur ma mère. Je me demandais pourquoi ces grands médecins étaient-ils si nerveux ? J’ai découvert que dans cette situation, face aux familles, ils n’avaient aucune assurance. J’ai aussi découvert que les infirmières qui interprétaient tous les rôles féminins dans Tout sur ma mère, étaient de bien meilleures actrices que les médecins qui s’interprétaient eux-mêmes et qui interprétaient pourtant une situation qu’ils connaissaient. J’ai alors pensé au personnage de Cecilia Roth, à Manuela, qui a une capacité naturelle à jouer, à faire semblant et qui peut d’ailleurs jouer sur une scène de théâtre.

J.P.L. : Le sentiment de culpabilité est au cœur de Julieta, connaissez-vous personnellement ce sentiment ?
P.A. : Je ne pensais pas le connaître. Je pensais, avant d’écrire Julieta, le contraire. Je suis une personne très responsable de mes actes. Je pensais que la culpabilité était une séquelle de la religion catholique que j’ai reçue. Mais quand j’ai fait l’adaptation des histoires d’Alice Munro, quelque chose manquait. Le premier scénario est presque identique à ce qui avait été tourné mais ce qu’il manquait était exactement le sentiment de culpabilité de Julieta. Ce sentiment qu’elle finit par transmettre à sa fille presque comme un virus ou une maladie morale. Dès que j’ai intégré cet élément, toutes les autres pièces du scénario se sont emboîtées mais ce n’est arrivé qu’à la fin. Au départ, je refusais cette idée. Et en ce qui me concerne, je ne pense pas que l’origine de la culpabilité soit catholique ou psychiatrique. Elle fait partie de celui qui est maître de sa vie et de celui qui reconnait ses effets comme l’effet des décisions personnelles sur la vie des autres, sur ceux qu’on aime, sur ceux qui nous entourent. Et nous nous sentons toujours coupable dans ce domaine.
 
J.P.L. : Vous vous êtes fait un peu une signature des intrigues complexes et multiples. Dans vos films, elles finissent toutes par se recouper. Comment dosez-vous cela au moment de l’écriture ?
P.A. : C’est un procédé qui est composé de plusieurs procédés. Lorsque je commence à écrire, je ne sais absolument pas l’histoire que je vais raconter. Je fonctionne en connexion avec ce qui peut m’inspirer. C’est même parfois un caprice. Par exemple, l’origine de Talons aiguilles, est très prosaïque. J’étais dans un bar, je buvais un café et une télévision était allumée. Le journal diffusait des informations et la présentatrice annonça la mort d’un homme. J’ai tout de suite pensé que j’adorerais qu’elle dise, face à la caméra « et je vais vous dire qui l’a tué, moi je le sais et je vais vous le dire maintenant, c’est moi qui l’ai tué et je vais vous expliquer pourquoi et comment ». Et alors j’ai écrit dix pages et je crois que dans ces dix pages se trouvent réellement la trame de tout le film. Et pour que ce soit plus spectaculaire, j’ai pensé à une autre présentatrice sur le même plateau utilisant la langue des signes. Et pour qu’elle soit plus impliquée dans l’action, et plus liée à la présentatrice principale, elles auraient en commun le même homme, finalement mort. J’avais d’abord pensé en faire un court-métrage mais c’est devenu un film. Je peux donc dire que ce dont j’ai besoin en tant qu’écrivain c’est que ces dix pages puissent me suggérer de nombreuses interrogations. Pour ce scénario, je me suis demandé comment était cette femme, surtout la meurtrière, celle qui confessait en plein journal télévisé les circonstances qui l’avaient poussée à confesser son crime. Je ne savais même pas si elle l’avait véritablement tué, mais j’étais très curieux de savoir pourquoi elle le disait. Et c’est ce qui m’a poussé à écrire. L’histoire doit pouvoir toujours me suggérer de nouvelles questions pour savoir ce qu’il se passe après. Le processus d’écriture d’un scénario relève absolument des méthodes d’un détective parce que je dois trouver des traces chez des personnages, dans des situations. Et là, il faut que j’invente moi-même ces situations.  C’est comme lorsque l’on commence un roman et que le premier paragraphe nous intéresse mais seul existe le premier paragraphe. Pour en savoir plus, il faut écrire les autres paragraphes. Voilà le schéma de l’écriture d’un scénario. C’est une grande aventure où se mêlent toutes sortes de sentiments. C’est très ludique aussi. Ceci étant, je ne pense pas être très professionnel en tant que scénariste. J’ai besoin de patience et de beaucoup de temps. Si un producteur me demandait un scénario pour une date précise ou l’écrire en trois mois, je ne pourrais jamais le faire car je travaille par couches. Je ne me vois pas non plus comme un scénariste professionnel.

J.P.L. : Je trouve que vous avez le talent de nous amener exactement où vous voulez nous emmener. Vous nous prenez à un point, vous nous prenez par la main, vous nous emmenez et en chemin vous nous faites croire à des histoires quasiment incroyables. Au moment où vous écrivez vos histoires, vous n’avez pas le doute que le spectateur vous lâche la main ?
P.A. : Les doutes sont toujours présents. Dès l’écriture de la première page, au début du tournage et à la fin du montage. Le doute fait partie de l’aventure et cela n’a rien à voir avec la peur. Il est certain que le réalisateur doit être convaincu, encore plus s’il a écrit le scénario. Cette conviction profonde n’implique pas non plus une assurance extrême parce que tourner est une aventure beaucoup plus grande que celle d’écrire. Pour Julieta, j’étais sûr de ce que je voulais en tant que scénariste : deux actrices d’âge différent. J’étais convaincu de cela cependant, jusqu’à la fin du film, j’avais peur que le spectateur repousse deux femmes aux physiques assez différents. Avant que le film ne soit terminé, je n’étais pas certain que cela allait fonctionner.
Et quant au spectateur, pour le prendre par la main, il est nécessaire que chaque plan contienne des intentions et qu’elles soient toutes authentiques ou vraisemblables d’un point de vue cinématographique. C’est une fonction très importante du réalisateur. Pour moi, chaque tableau doit proposer des intentions authentiques, sincères et avoir une force dramatique. L’histoire du cinéma de Hitchcock et tout le cinéma de Hitchcock, est absolument invraisemblable. Dans mon cas, et je n’ai pas son talent, plus l’histoire est rocambolesque plus l’interprétation est naturaliste. Si les acteurs parviennent à s’installer dans la trame d’une manière quotidienne, tout devient vraisemblable. J’ai aussi eu la chance de travailler avec de merveilleux acteurs espagnols.
 
J.P.L. : Dans Julieta, les deux actrices principales sont populaires en Espagne mais assez inconnues en France. Qu’est-ce qui vous décide à choisir des actrices plus ou moins connues ? Est-ce que c’est le sujet qui l’impose ? Est-ce que c’est que vous aviez envie de travailler avec elles précisément ?
P.A. : C’est toujours l’histoire qui me pousse à décider des aspects essentiels comme le casting. Quand je termine un scénario, l’histoire se présente à moi presque d’une manière physique et demande la meilleure façon d’être narrée. Je pense que la fonction du réalisateur est d’être honnête et de faire tout ce dont l’histoire a besoin pour être narrée. Plus qu’honnête, il faut que je me mette à son service, qui, en des termes moins paranormaux, s’appelle l’intuition. Et dès le début, Julieta me demandait une narration très sobre et avec le plus de retenue possible. Je devais utiliser une actrice représentant la jeunesse, une femme des années quatre-vingt, et une actrice mûre qui porterait dans son regard son expérience, la douleur accumulée de son vécu. Après les essais, j’ai trouvé que Emma et Adriana étaient toutes deux les actrices qui se rapprochaient le mieux de ces personnages. Le public français a déjà pu voir Emma dans les premiers films de Julio Medem, Vacas, Ardilla roja et Tierra.
 
J.P.L. : Et qu’est-ce que vous attendez des acteurs et des actrices ?
P.A. : Un miracle. Tous les jours. Il n’arrive pas tous les jours évidemment mais parfois si. Il y a deux conditions dont mes acteurs doivent être convaincus. Je dois convaincre qu’il ou elle est le ou la meilleure actrice au monde pour jouer le rôle. Et immédiatement après, je dois le ou la convaincre que je suis le meilleur réalisateur au monde pour révéler son jeu. Et bien que ces deux conditions ne soient pas absolument certaines, si l’acteur en est convaincu, le travail est toujours merveilleux. Dans tous les cas, j’ai vraiment eu la chance de travailler avec les plus fantastiques actrices et acteurs de leur génération. Et il y en a encore bien d’autres. Je pense donc qu’il y a deux éléments fondamentaux dans ma filmographie : sans la gestion de mon frère à mes côtés je n’aurais jamais été si libre ni si indépendant et sans le travail des acteurs je n’aurais pas été aussi efficace.

J.P.L. :  Vous avez écrit des films pour des acteurs précis ?
P.A. :  Certains oui. Ce n’est pas dans mes habitudes. C’est quelque chose que je visualise après avoir terminé le scénario. Mais, par exemple, j’ai écrit Femmes au bord de la crise de nerfs en pensant à Carmen Maura, Attache-moi ! à Antonio Banderas et Volver à Penélope Cruz.
Et je reconnais que les trois films réalisés avec Victoria Abril étaient pensés pour elle : Attache-moi! , Talons aiguilles et Kika. Il y a aussi Chus Lampreave à qui j’ai pensé depuis le premier film, Pepi, Luci, Bom et les autres filles du quartier. Je ne suis arrivé à la faire travailler avec moi que pour mon troisième film mais elle faisait partie de ma famille et même si ce n’était que pour de courtes apparitions, mon plus grand souhait était qu’elle bénisse toujours mes films par sa présence. 
 
J.P.L. : Et pour le personnage de Rossy de Palma dans Julieta, vous y avez pensé à quel moment ?
P.A. : Pour ce film, c’est la seule actrice en qui j’ai pensé au moment de l’écriture. Bien qu’elle soit devenue une icône internationale, je crois que c’est une des plus importantes et meilleures pin-up d’aujourd’hui. Moi je voulais un personnage le plus antipathique possible et je savais que Rossy en serait capable. Avec un aspect très opposé à son image publique. Mais je savais qu’elle pouvait parfaitement jouer ce rôle.
 
J.P.L. : Et ça vous arrive de jouer des scènes pour leur montrer ?
P.A. : Oui, très souvent. Ils trouvent toujours ça très drôle. Je préfèrerais ne pas le faire, mais je termine toujours par leur montrer car il est parfois difficile d’expliquer avec des mots. Je transmets parfois mieux mon idée en montrant. Je me souviens de Victoria dans Attache-moi! , je lui montrais continuellement comment jouer et elle essayait de m’imiter. Elle trouvait ça plus drôle. J’ai même parfois dû jouer des scènes de sexe très explicites avec un autre acteur ou actrice pour leur montrer, c’était dans les années 80.
 
J.P.L. : Lorsque vous arrivez sur le plateau, quelles sont vos priorités ? Ce sont vos acteurs ou c’est la manière dont vous allez filmer la scène ? Vous arrivez avec une idée précise sur la manière dont vous allez la filmer ?
P.A. :  Etre réalisateur, c’est faire au moins dix choses à la fois. Alors tout ce que tu as mentionné est prioritaire. Nous réglons d’abord la lumière et je répète immédiatement avec les acteurs ce qui amène souvent le chef opérateur à faire des modifications. Je suis de ceux qui sont sur tous les fronts. Mais disons que les acteurs m’absorbent le plus de mon temps sur un tournage.
 
J.P.L. :  Vous parlez de la lumière et justement c’est la première fois que vous travaillez avec Jean-Claude Larrieu qui est un chef-opérateur français, qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler avec lui ?
P.A. :  Nous avions déjà travaillé ensemble pour El deseo. Nous avions travaillé deux fois dans les films d’Isabel Coixet Ma vie sans moi et The secret life of words. C’est un homme très accessible, jovial, il parle espagnol et il a une grande sensibilité. Je reconnais que je suis très exigeant sur ce point. Je lui ai proposé comme exemples, comme je le fais toujours, des peintres. Pour les ambiances, Velázquez est toujours une référence parfaite, merveilleuse, et pour les corps, Le Caravage. Pour les extérieurs, bien que ce soit un drame, je lui parle des impressionnistes, tout comme pour certains intérieurs. Matisse est un de mes peintres fétiches, mais aussi David Hockney. J’ai aussi d’autres références d’artistes Pop. Bien que je n’ai pas tellement lu sur le Godard artiste plasticien, c’est pour moi une grande référence pour les couleurs même si je ne le cite pas assez. Sa manière d’utiliser le rouge, le jaune, le bleu est absolument Pop.
Ce qui m’a aussi obsédé, et Jean-Claude en a été la victime, c’est que nous avons tourné avec une caméra digitale, la meilleure actuellement, mais pour moi, le problème de la digitalisation est le manque de volume, le manque de profondeur à l’intérieur du plan. Et j’ai une nostalgie qui relève presque du désespoir pour le négatif. Je suis un de ces directeurs qui regrette profondément le procédé analogique. 
 
J.P.L. :  Alberto Iglesias a aussi composé la musique de ce film. En quoi sa musique est-elle nécessaire à votre cinéma ?
P.A. :   Je pense que la collaboration avec Alberto est devenue essentielle pour mes films. Nous avons travaillé ensemble ces vingt dernières années. Il signifie pour moi ce que Nino Rota signifiait pour Fellini ou ce que Bernard Herrmann signifiait pour les films d’Alfred Hitchcock. Moi, aujourd’hui, je ne conçois pas mes films sans la musique d’Alberto.

J.P.L. :  Cette fois-ci, il y a aussi une chanson magnifique mais elle n’est pas utilisée comme d’habitude. Les chansons sont toujours utilisées comme un élément du scénario, et là elle est à la fin, plus pour prolonger l’ambiance du film que pour faire avancer l’histoire.
P.A. :  L’histoire est déjà finie quand retentit la voix de Chavela Vargas. Elle chante ce qu’aurait dit le personnage d’Emma Suárez sauf que la rupture est terminée. L’absence de chansons, même si j’ai l’habitude d’en mettre beaucoup, et parfois même d’en faire chanter par des personnages comme faisant partie intégrante de leur dialogue ; l’absence ici fait partie de la retenue que je me suis obligé à avoir. Je voulais faire un drame, un drame austère, sobre, et non un mélodrame, bien que j’adore ce genre.

J.P.L. :  Comment vous pensez que le jeune cinéaste de La Loi du désir verrait le cinéaste reconnu que vous êtes aujourd’hui ? 
P.A. :  Il le regarderait avec inquiétude. Il y a véritablement une telle différence entre eux, même si je suis toujours moi, évidemment, mais il y a une différence de ton. La loi du désir est aussi un film très dramatique mais plein d’humour et d’exubérance. Dans Julieta, mon défi consistait justement à me détacher de ces éléments. Si le cinéaste que j’étais en 1986 avait pu le voir, il se serait senti très satisfait d’avoir réussi à évoluer et à changer.

J.P.L. : Vous avez dit dans une interview « j’espère ne plus être à la mode pour devenir un classique». Vous voudriez devenir un classique ? Est-ce que vous avez le sentiment que ce jour est arrivé ?
P.A. :   Non je ne me sens pas être un classique. Si je me sentais l’être, je n’irais pas en compétition à Cannes. Ma participation démontre que je ne suis pas encore devenu une vache sacrée. Aller à Cannes me rend très heureux. Je constate que la majorité de mes films survivent au temps. Et s’ils ont survécu trente ans, cela veut dire qu’ils se rapprochent de l’éternité. 

J.P.L. :  Dernière question : il y a trente ans justement, Libération avait fait une sorte de hors-série spécial en posant la même question à quasiment tous les cinéastes du monde entier. C’était une question simple : pourquoi filmez-vous ? Si je vous la pose aujourd’hui, que répondriez-vous ?
P.A. :   Pour moi, c’est une nécessité absolue dans ma vie. Je suis accro. Et c’est une addiction à laquelle j’ai décidé de ne jamais renoncer. Je ne veux pas m’en priver. Je ne vais pas l’abandonner.
 
 
 
 
 
 


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