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Y a-t-il des épines au Rosales ?

La réponse est oui. Preuve : certains s'y sont piqués et ont rageusement manifesté leur désagrément à la sortie de son film le plus récent, Tiro en la cabeza (2008), après avoir exprimé des réticences lors de la sortie du premier, Las Horas del dia (2004), et haussé le ton lors de la sortie du second, La Soledad (2007). Mais on ne pouvait pas s'emporter trop fort contre un film présenté à Cannes et couronné par les Goya, cela relevait du crime de lèse-cinéphilie !
Jaime Rosales
Fernando Savater, philosophe et de surcroît basque, donc particulièrement concerné par Tiro en la cabeza, illustre ce mécontentement : « Ça ne s'était jamais fait avant et j'espère qu'on ne le refera jamais... une torture pour tous... Pourquoi dans ces films qui se veulent le reflet de la réalité quotidienne, personne, jamais, n'apparaît en train de chier ? » (Amazon, 24/09/2008).

Erreur, Fernando, erreur ! Lisandro Alonso (Argentine) avait déjà saisi dans le film documentaire La Libertad (2001), la vie quotidienne, jusque dans ses moindres retranchements, d'un garde forestier. L'originalité des films de Rosales ne vient donc pas de ce récit du quotidien, mais plutôt de la façon de le représenter. Ce n'est pas dans son choix du thème de la vie quotidienne que Rosales se montre innovant, mais, comme on peut le penser de la part d'un réalisateur, dans les modalités de représentation de ce quotidien.

Les frères Dardenne mettent leurs spectateurs face à des problèmes actuels en choisissant des situations extrêmes et en les développant dans leur quotidien selon un schéma cinématographique classique. Rosales, lui, fuit l'extrême, sauf peut-être dans sa volonté de nous confronter à la banalité de gens ordinaires dont l'existence se trouve rompue par une violence soudaine. Son monde est celui de l'incommunicabilité entre les êtres, quelles que soient les tentatives pour la rompre, celui de l'illusion des apparences, celui aussi du règne du hasard, « un coup de dé, jamais, n'abolira le hasard » (Mallarmé).

Dans Las Horas del dia, Abel, le héros est, selon l'excellente définition de F. Strauss (Télérama, 13/03/2004), « le comble du "rien à signaler" ». Sa petite vie entre sa petite maman, sa petite amie et son petit magasin avec sa petite vendeuse... son comportement impassible. Rien ne laisse présager le serial killer que ces apparences recouvrent. « On voudrait que Jaime Rosales bouscule un peu cette vision, dérange sa belle cohérence. Mais on va sans doute trop au cinéma : on croit toujours au coup de théâtre final, à l'arrivée de la cavalerie. Ici il n'y aura pas de sursaut de vie. »

De même, les repas de famille de La Soledad - quoi de plus banal qu'un repas de famille - entre regards qui ne s'échangent surtout pas et paroles retenues. Une insoutenable tension monte entre les convives et du même coup entre eux et nous, les spectateurs. Nous assistons pourtant à un joyeux anniversaire, à un moment de fête... mais cette tension qui enfle rend compact l'espace entre les protagonistes et annule toute possibilité de communication.

On a beaucoup disserté sur l'emploi dans ce film de la polyvision qui, en quelque sorte, matérialise cette incommunicabilité. Rosales s'en explique très simplement, sans dissertation: « Je me suis servi de la polyvision comme d'une grammaire, non pas pour ajouter un côté spectaculaire au film » (Télérama, C. Mury, Trois question à J. Rosales). Si l'on veut bien y regarder de près, Rosales, sans avoir recours à ce procédé, met en évidence la séparation permanente entre les êtres en fragmentant l'espace de ses plans par un pilier, un pylône, un mur, un encadrement de porte ou de fenêtre... Dès le premier plan, en pleine campagne, au milieu des champs, la verticalité d'un pylône au centre de l'image sépare l'espace en deux parties : à droite un troupeau de vaches, à gauche des taureaux. Chacun chez soi, chacun son monde !

Au milieu de tout cela, le hasard (fatum ?) qui fait que l'on se trouve au mauvais moment, à la mauvaise place, face à la mauvaise personne. L'attentat dans La Soledad est de ce point de vue exemplaire. Un bus circule, Adela et son bébé sont installés, détendus, elle échange des propos avec son voisin, le quartier est paisible, en bordure d'un parc. Le bus s'arrête, l'explosion se produit : pas de sang, pas de cris, pas de débris éparpillés... Un silence écrasant, puis quelques individus qui s'éloignent en courant. Chacun pour soi. Le bébé d'Adela est mort, elle n'était pas bien avant, elle va être très mal après, et la vie continue tant bien que mal.

Dans Tiro en la cabeza, le plus expérimental des trois films de Rosales, c'est l'absence de dialogue, de paroles dont il se sert comme d'une « grammaire ». Tourné au téléobjectif, le film épie la vie d'un individu que nous suivons dans sa vie courante, avec sa famille, des amis, une femme aimée, retrouvée ou de passage, peu importe... mais sans que jamais, nous spectateurs, puissions entendre ce qui se dit. Toujours une paroi vitrée s'interpose entre lui et nous, et nous voyons que comme tout le monde et n'importe qui, il rencontre des amis, boit un verre, partage un repas, rit, s'étonne, s'émeut... Jusqu'au moment où, dernier quart d'heure du film, son regard croise celui de deux autres individus, des policiers en civil. Reconnaissance immédiate et réciproque, "tiros en la cabeza" pour les policiers qui ont rejoint leur voiture. Les terroristes qui ne portent pas plus de signes distinctifs que vous et moi prennent la fuite.

Non Fernando, ce silence n'est pas le reflet d'une « vacuité mentale », c'est une invitation à ouvrir les yeux sur ce et ceux qui nous entourent et à côté desquels nous passons sans les voir. « L'absence de son, dit le réalisateur, permet une radiographie de la psychologie » (El País, G.Belinchon, 29/02/2008). Ce que veut Rosales, ce n'est pas jouer les apprentis sorciers mais inciter à une prise de conscience: « Nous suivons parfois des chemins erronés et nous devons faire marche arrière pour retrouver notre voie... J'espère que le film contribue à cette prise de conscience ».
Vidéo
Annie Damidot


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