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Zona franca

15 Février 2017

Le mercredi 15 Février 2017.

L'envers tragique de la carte postale

En Patagonie, au cœur de la province chilienne du détroit de Magellan, un chercheur d’or, un chauffeur routier et une jeune vigile croisent la route de touristes en quête de bouts du monde. Entre débris de l’Histoire, paysages grandioses et centres commerciaux, ils révèlent ce qui n’apparaît pas sur les prospectus des tour-opérators : une violence profondément enracinée dans cette terre, et qui surgit en pleine lumière lorsqu’une grève paralyse la région.

affiche

Quand le réalisateur Georgi Lazarevski est parti pour la première fois en Patagonie, il disait être habité par le fantasme du bout du monde. « Une terre où tout serait possible, et qui au cours de l’histoire a attiré comme un aimant des hommes épris de liberté ». Mais en arrivant, le mythe est tombé au fur et à mesure qu’il a vu défiler des kilomètres de fils barbelés en plein milieu de l’immensité montagneuse. Ce sont ces barbelés qui ouvrent le film. Encerclant autrefois les grands élevages de moutons, ils font écho à une colonisation arrivée à un stade tragique : la colonisation presque totale des terres.

À travers ce documentaire, Georgi Lazarevski raconte l’histoire d’une dépossession, symbolisée par le regard de trois chiliens dont le réalisateur capte des quotidiens qui noircissent les paysages époustouflants qui font aujourd’hui le succès de la région :

Gaspar, un orpailleur qui vit totalement isolé et qui, peinant à vendre les quelques pépites d’or qu’il recueille à la main, se voit obligé de lancer un nouveau commerce touristique. Il propose en effet à des étrangers de le suivre dans ses aventures de chercheur d’or moyennant argent et fait sa promotion à coup d’affiches qu’il dessine lui même au crayon. D’abord personnage froid, revendiquant une volonté de repli, sa rencontre avec trois femmes touristes l’amène à se livrer sur ses amours, ou plutôt sur son amour. Le seul qu’il n’ait jamais connu, mais qui n’a jamais trouvé de retour. Gaspar est tombé un jour amoureux d’une femme en la voyant, mais elle ne l’a jamais su.

Lalo, un chauffeur routier qui a du faire nombre de sacrifices et dont l’engagement politique provient de l’héritage paternel. Lui aussi se livre, et le réalisateur capte entre autres un des plus forts souvenirs que son père lui a laissés : avant de s’éteindre, il lui a dit qu’il pourrait mourir en paix puisqu’il a fait les trois choses qu’un homme doit faire dans sa vie : planter un arbre, élever un enfant, et avoir un engagement social.

Patricia, une gardienne qui travaille au plus gros centre commercial de la région et qui donne au film son nom : Zona Franca.
Ce bâtiment lugubre, installé au milieu des immensités glaciaires, temple de la consommation destiné aux touristes, est un point de ralliement pour les trois personnages. Patricia y passe ses journées, Lalo y achète ses camions, et Gaspar tente d’y vendre son or. Filmé en plan serré dans sa cabane, ce dernier exprime l’envers tragique de la carte postale peinte par le réalisateur : « Quand je descends dans la vallée pour vendre mon or, je me sens étranger, comme quelqu’un du passé. Comme si je venais d’un autre monde ».

Zona Franca est le récit, sans voix off, sans artifices, d’une lutte entre deux mondes symbolisée au milieu du film par une manifestation qui éclate dans la région face à l’augmentation du prix du gaz qui annonce le renforcement d’une misère déjà très palpable. Cette scène de manifestation, dont Lalo est un des piliers, Georgi Lazarevski ne l’aurait jamais imaginée, et il pensait même ne pas la garder. Pourtant, de par la longueur des événements, elle s’est imposée comme le centre de son documentaire: les routiers ont décidé de bloquer le réseau routier et ont immobilisé pendant plusieurs jours un bus d’étrangers dans la ville de Puerto Natales. Les manifestants tiennent alors l’espoir d’une reconquête et d’une maîtrise de leur territoire et s’opposent à l’indignation des touristes qui demandent à « consommer » un pays dont les agences ne leur ont pas décrit la triste réalité.

Ce film devient alors rapidement l’expression de la colère d’un peuple dont les racines plongent dans des siècles d’exploitation et de colonialisme auxquels le réalisateur fait très clairement allusion à plusieurs reprises, notamment dans une scène où Lalo visite l’ancien abattoir où il travaillait jadis, désormais transformé en hôtel de luxe et abritant des œuvres d’art aussi étranges qu’un banc fait avec un radiateur. Le luxe de cet hôtel n’est d’ailleurs que suggéré par ses immenses tapis et sa piscine, mais la caméra en capte davantage les lumières les plus lugubres. Une autre évocation est faite lors de la visite de l’ancienne demeure d’un grand industriel devenue musée et durant laquelle la guide rappelle que l’exploitation des terres par les européens s’est faite au prix de la vie des indigènes. Cette même guide rappelle qu’avant la colonisation, la Terre de Feu était une « colonie » pénale du Chili où étaient envoyés les prisonniers de tout le pays. « Le châtiment c’était la fin du monde et son climat. »

La fin du monde, c’est le nom que portent les routes de la Patagonie chilienne, et c’est le cœur de la réflexion suggérée par ce documentaire qui, au-delà de l’opposition entre habitants et touristes, locaux et grandes entreprises, travailleurs et Etat, est avant tout un questionnement de la lutte entre histoire et oubli.

 

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