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Diego Galán - Con la pata quebrada (Retourne à tes fourneaux)

Ce documentaire n'est pas une histoire du cinéma espagnol 

Quelques jours après la sortie espagnole de son documentaire, programmé par ailleurs en France au Festival de Cannes (Cannes Classics) et à Différent 6 ! (Paris), Cinespagne a rencontré Diego Galán, l'ancien directeur du Festival International du Film de San Sebastián, à Madrid. Ce grand amateur de cinéma espagnol est installé à une terrasse où se pressent touristes et madrilènes, hommes... et femmes ayant préféré la vue sur la Sierra à leurs fourneaux.

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Diego Galan à Différent 6 !  avec son diplôme de Cannes Classics (photo Gloria Tapia)
"Con la pata quebrada" : une expression propre à la langue espagnole ?

Il semblerait que cette expression vienne du Quichotte de Cervantes mais je n'ai pas pu le vérifier. La phrase entière est en réalité : « femme mariée et honnête avec la jambe cassée reste à la maison »...

C'est la phrase la plus machiste qu'on ait pu inventer. Il n'en existe aucune traduction dans le monde ni même en Amérique Latine. C'est quelque chose d'exclusivement espagnol. On la retrouve d'ailleurs au cinéma dans un dialogue entre Concha Velasco et Manolo Escobar que j'ai choisi d'intégrer au montage. Elle lui dit : « vous êtes de ceux qui pensent que la femme mariée doit rester chez elle ». Cette expression ne reflète pas le cinéma espagnol en particulier mais plutôt la culture machiste espagnole.

Quelle matière avez-vous utilisée ? Avec qui avez-vous collaboré pour réunir tous ces extraits – 180 au final ?

J'avais déjà réalisé deux séries pour la Radio Télévision Espagnole (RTVE, chaîne publique, équivalent espagnol de France Télévision) : l'une intitulée Mémoires du cinéma espagnol de quinze heures, l'autre de vingt-trois heures qui s'appelait Chers comiques et qui s'intéressait aux acteurs et actrices espagnols.

Je suis un grand amateur et un collectionneur de cinéma espagnol. J'ai toujours pensé que les films reflètent assez bien la réalité même si ce n'est pas l'objectif de leur réalisateur. Par ailleurs, les films anciens peuvent plus facilement faire l'objet d'études alors que nous manquons souvent de distance pour analyser les films récents. J'ai toujours pensé que le cinéma raconte l'histoire de l'Espagne. Je trouvais que le thème de la femme était idéal pour raconter l'histoire de notre pays car c'est la seule révolution victorieuse du XXe siècle.

J'ai donc visionné des films que je collectionne chez moi, puis des copies de la Cinémathèque espagnole. Avec le monteur Juan Barrero, nous avons commencé chez moi la sélection de films à portée de main mais, parfois, de mauvaise qualité. Il a donc fallu ensuite les remplacer par des extraits de meilleure qualité numérique, commencer à demander les droits aux auteurs – en collaboration avec la EGEDA (Entidad de Gestión de los Derechos de los Productores Audiovisuales). Le documentaire est coproduit par El Deseo (maison de production des films de Pedro Almodóvar) et Enrique Cerezo qui possède une grande partie du cinéma espagnol - en l'occurrence 70% des extraits appartiennent à Enrique Cerezo.

Le fait que votre documentaire soit coproduit par El Deseo a-t-il influé sur le choix des extraits – six des dix-huit films des vingt dernières années sont de Pedro Almodóvar ?

Absolument pas. Aucun des deux producteurs n'a influencé mon travail. Il se trouve que Pedro Almodóvar s'est toujours beaucoup intéressé à la femme dans ses films, c'était donc logique qu'il occupe cette place-là au montage. Il a d'ailleurs été plus facile de trouver de bons extraits dans des films populaires que dans les bons films. Certains films n'étaient pas adaptés au format de mon documentaire, ils étaient 'mal tournés', pas en soi, mais pour en extraire de bons passages. Je pense par exemple à Yo soy la Juani de Bigas Luna. Le choix des extraits a parfois été contraint par la qualité du plan ou du dialogue.

Pourquoi ne pas avoir choisi un format de documentaire plus classique, en intercalant des interviews de réalisateurs par exemple ?

Ce documentaire n'est absolument pas une histoire du cinéma espagnol. Au départ, j'avais pensé à des interviews de femmes, des romancières, mais dès le début du montage, je me suis rendu compte que ce n'était pas la peine. En revanche, la voix off était indispensable pour expliquer par exemple toute cette partie sur les femmes de la Section féminine qui partaient faire le service social. A l'origine, la voix off devait être la mienne. Nous avions fait le montage initial avec ma voix, à laquelle nous nous étions habitués. Il y avait pourtant un problème d'articulation, donc nous avons fait un casting et j'aimais beaucoup la voix de Carlos Hipólito – voix off de la série historique à succès Cuéntame. Il a à la fois une voix jeune et un grand sens de l'humour. C'était important pour moi car l'ironie sur laquelle il fallait insister supposait un acteur de cette qualité.

Con la pata quebrada est un véritable travail sociologique...

Il existe effectivement des ouvrages sur la femme dans le cinéma espagnol, mais aucun ne m'a malheureusement semblé très pertinent car ils reposent trop sur des films récents sans un vrai regard sociologique et oublient le cinéma espagnol de la Seconde République ou de l'après-guerre. Depuis la sortie en salle du documentaire, je constate que des sociologues s'expriment sur des forums et s'intéressent à ce travail.

Comment ce film a-t-il été reçu en France ?

J'ai été surpris de la réaction du public français et anglo-saxon qui a bien ri et compris le film. A la fin de la projection à Cannes, les organisateurs nous ont demandé de quitter la salle alors qu'un débat s'improvisait avec le public. Lors du Festival Différent 6! à Paris, la personne qui animait le débat insistait sur le fait que le cinéma espagnol a souvent montré la femme soumise et dénudée. J'ai rappelé alors que la femme a voté en Espagne bien avant la France... et que c'est au contraire en France qu'il y avait le plus de films érotiques. C'est pour cela que les Espagnols passaient la frontière pour voir ces films-là dans les salles françaises.

En Espagne, ce documentaire peut être mis en perspective avec l'actualité, la réforme de la loi sur l'avortement, les violences faites aux femmes, la question de l'enseignement religieux à l'école... Qu'est-ce le cinéma peut apporter pour mieux comprendre cette actualité ?

C'est curieux de voir que la question de l'avortement a été abordée par le cinéma espagnol il y a longtemps avec des films comme Aborto criminal de Ignacio F. Iquino (1973), Avorter à Londres de Gil Carretero (1977) ou encore une mauvaise comédie comme celle de Los embarazados de Joaquín Coll Espona (1982) où ce sont les hommes qui se retrouvaient enceints.

En général, je crois que le cinéma espagnol d'aujourd'hui n'aborde pas autant l'actualité qu'il le faisait auparavant à travers des comédies et des mauvais films. La question des violences domestiques a été montrée de deux manières par le cinéma espagnol: d'abord comme la chose la plus normale du monde et ensuite comme quelque chose qu'il faut dénoncer. Je pense à Solo mía de Javier Balaguer (2001) – pour lequel j'ai même dû raccourcir mon extrait tellement je trouvais la scène violente – ou Ne dis rien (Te doy mis ojos) d'Icíar Bollaín. L'absence de films sur la question de l'avortement s'explique peut-être par le fait que c'est encore trop tôt et que nous pensions que la question était réglée...

La question religieuse, toujours d'actualité en Espagne, a été traitée de manière constante durant le franquisme, mais essentiellement à travers des curés. J'ai en tête un extrait dans lequel deux curés considèrent la femme comme « le plus grand danger au monde » et l'associe à la peste, la guerre, un tremblement de terre. La Guerre civile a été gagnée par le franquisme et l'Église catholique, qui ont imposé au cinéma cette idéologie des vainqueurs.

La très grande majorité des films choisis a été réalisée par des hommes... Quel regard peut apporter une réalisatrice sur la condition féminine ?

Le fait que le cinéma soit réalisé essentiellement par des hommes est un phénomène international. C'est d'ailleurs paradoxal de voir que le thème de la condition féminine n'était pas central dans les films de femmes comme Ana Mariscal ou Margarita Alexandre. Je pense que le fait d'être une femme ne change rien, cela ne donne pas plus de talent au moment de faire un film. Je suis favorable à la loi des quotas qui a été votée il y a quelques années. Toutefois – au risque de me faire taper dessus – je pense que les femmes ne rencontrent pas plus d'obstacles que les hommes dans ce métier.

Parmi les 180 films retenus, quels seraient les plus féministes ?

Je citerais Calle mayor de Juan Antonio Bardem et La tía Tula de Miguel Picazo – tous deux réalisés par des hommes d'ailleurs – qui sont incroyablement féministes et qui ont défendu le mieux la femme dans sa lutte contre son oppression, et cela bien avant le cinéma de Pedro Almodóvar.

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