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Le cinéma de femme existe-t-il ?

Une brève histoire des cinéastes espagnoles derrière la caméra

Isabel Coixet
Dans l'une de ses déclarations, la réalisatrice Iciar Bollain (Ne dis rien, 2003) écartait l’existence d’un cinéma de femme pour affirmer l’unique présence "d’un cinéma interprété par des femmes". Il faut néanmoins reconnaître qu’il y a à peine quelques décennies les femmes n’avaient pas voix au chapitre en matière de réalisation. La situation a bien évidemment changé, mais une étude évalue que sur environ 20 000 cinéastes dans le monde on compte seulement 600 femmes, c’est à dire 3 % du total.

Pour comprendre cette évolution positive, quoique éloignée du modèle de la parité dans l’expression audiovisuelle, il est judicieux d’analyser dans quelles conditions émerge une première génération de cinéastes en Europe et aux Etats-Unis et les liens que celles-ci entretiennent avec le mouvement féministe. En raison de la dictature, le cinéma espagnol n’a pas connu les mêmes évolutions, ou du moins pas au même rythme, que le reste de la cinématographie occidentale. Nous verrons ce qu’il en a été en ce qui concerne la présence des femmes espagnoles derrière la caméra.

La théorie féministe du cinéma

Le mouvement féministe a montré grâce à des études approfondies le rôle marginal de la femme dans l'histoire. Le domaine artistique n'échappant pas à cette règle, le mouvement féministe a prôné une lutte ouverte contre les structures socio-économiques dominées par l'homme. Au sein de ce mouvement contestataire, une frange s'intéresse de façon croissante au cinéma en tant qu'outil d'expression permettant de donner aux femmes une voix propre. En parallèle, ces féministes s'opposent à la vision sexiste divulguée par l'industrie cinématographique.

Ann Kaplan a décrit dans Les femmes et le cinéma. Des deux côtés de la caméra (1) le poids du regard masculin dans le cinéma classique hollywoodien (1930-1960), qui peut également s'élargir au cinéma européen de la même époque et au cinéma espagnol sous le franquisme. A cette période, la femme au cinéma est nettement dominée par l'homme en raison de sa supériorité économique et sociale. La femme est fréquemment adorée mais conçue en tant qu'objet érotique devant sacrifier son désir à l'autre masculin.

L'évolution des moeurs au cours des années 60 produit des transformations radicales qui débouchent sur un relâchement des codes rigides de la société. En parallèle, les mouvements féministes poussent les femmes à s'emparer de leur sexualité. La trame symbolique au cinéma s'adapte bien évidemment à cette nouvelle donne avec toutefois, et de façon temporaire, une contre-réaction issue de la structure patriarcale. L'hostilité se transcrit dans le cinéma des années 60 par un nombre important de films dans lesquels des femmes sont violées. Elle s'inscrit aujourd'hui dans le fantasme d'une femme nymphomane. Les clips de rap sont en général éloquents quant à la manière dont sont mis en scène quelques hommes entourés d'une horde de femmes lascives prêtes à répondre à leurs désirs.

Face à un cinéma masculin qui nie à la femme un regard propre, se développe dans les années 70, particulièrement aux Etats-Unis, en France, en Allemagne et en Angleterre, un cinéma féministe militant et indépendant. En Grande-Bretagne, les cinéastes britanniques ont été les premières à expérimenter un cinéma contestataire rejetant l'ordre symbolique hollywoodien. En France, on trouve l'influence de la Nouvelle Vague, notamment de Godard, Resnais et surtout de Marguerite Duras avec un film comme Nathalie Granger (1972). Ce film est un exemple des efforts faits pour détourner l'élaboration patriarcale et symbolique de la maternité. En Allemagne, des réalisatrices comme Margarethe Von Trotta montrent des femmes en lutte face à un ordre masculin répressif qui les a enfermées dans une relation destructrice et concurrentielle.

A partir des années 80, le cinéma féministe perd de son dynamisme; chaque réalisatrice expérimentera des moyens d'expression différents, sources de leurs réflexions sur le cinéma.

Les pionnières du cinéma espagnol

Les premières réalisatrices du cinéma espagnol ont en commun deux caractéristiques: être courageuses et avoir créé des sociétés de production facilitant le montage financier de leurs projets.

Helena Cortesa est la première femme de l'histoire du cinéma espagnol à avoir tourné un long-métrage. Danseuse classique et de music hall, elle entre dans l'univers cinématographique en interprétant le rôle d'Elvira Montes dans La inaccesible (L'inaccessible) de J. Buchs (1920). Le succès de ce film pousse la jeune actrice à monter sa société de production. En 1921, elle dirige Flor de España, la leyenda de un torero, qui sera diffusé deux ans plus tard et dont l'échec commercial amènera Helena Cortesa à poursuivre sa carrière théâtrale.

Rosario Pi a le mérite d'être la première réalisatrice du cinéma espagnol parlant. Cette femme entreprenante monte au début des années 30, avec des associés masculins, la société de production Star Films, dont elle est la présidente. Elle produit plusieurs films puis réalise en 1935 El gato montés, suivi en 1938 de Molinos de viento avec l'actrice María Marcador, qui deviendra une star du cinéma italien et l'épouse du réalisateur Vittorio De Sica (Le voleur de bicyclette, 1948).

Les réalisatrices espagnoles de l'après-guerre

Il faut attendre 1943 pour qu'une femme, Ana Mariscal, actrice emblématique du cinéma impérialiste espagnol, passe de nouveau derrière la caméra. Son premier film, Segundo López, pose un regard sur la réalité du quotidien. Selon Susan Martín Márquez, auteur d'une étude sur le féminisme et le cinéma espagnol, Ana Mariscal est le parfait reflet du cinéma de la période franquiste pour avoir réalisé principalement des films populaires mettant en scène des toreros et des chanteurs de variété.
A la fin des années 70 apparaît la figure de Pilar Miró qui, à l'opposé d'Ana Mariscal, se dirige vers un cinéma réflexif dans une
Espagne en pleine transition économique et politique. Elle est représentative du rôle important que les femmes ont joué durant la période du gouvernement socialiste d'Adolfo Suárez à partir de 1977. Son premier film est l'adaptation d'une oeuvre d'Emile Zola, La petición (1976). Son deuxième film, El crimen de Cuenca (1979), a suscité une vive polémique tant et si bien qu'il a fallu attendre mars 1981 pour qu'il puisse sortir en salle. María Cristina C. Mabrey (2), de l'Université de Californie, souligne que la réalisatrice a su à un moment critique exercer son compromis d'auteur en cherchant la vérité et en exprimant son point de vue de femme dans le contexte politique et social des années 70.

Pilar Miró met en scène des personnages qui se compromettent à rester honnêtes en allant jusqu'à sacrifier leur propre bonheur. Il en va ainsi dans Gary Cooper que estás en el cielo (1980), Werther (1986), El pájaro de la felicidad (1993). La réalisatrice confronte le spectateur à des peurs partagées, comme celle de se retrouver dans un monde du travail hostile à la limite du harcèlement (Gary..., Werther) ou encore d'être marginalisé au sein de sa propre famille (El pájaro...). Dans ce contexte, le doute s'empare inévitablement des héroïnes des films de Pilar Miró qui luttent contre elles-mêmes et face à leurs proches pour trouver un sens à leur vie.

Il est à noter l'absence d'un militantisme féministe chez ces figures historiques du cinéma espagnol. Susan Martín Márquez (3) explique cette histoire vexée entre cinéma et féminisme en raison des connotations négatives que le féminisme a toujours eues en Espagne.

La nouvelle génération de réalisatrices des années 90 en Espagne

Au début des années 90 apparaît une nouvelle génération de réalisateurs dans laquelle se trouve la plus grande concentration de réalisatrices jamais vue jusqu'alors. Cette évolution fait partie du processus d'intégration des femmes dans tous les secteurs de la vie publique et culturelle du pays depuis la fin de la dictature.

Dans les années 90, près de 33 femmes ont réalisé leur premier long-métrage, ce qui représente 33% des premiers films produits au cours de cette période (4). Certaines de ces réalisatrices ont trouvé aujourd'hui une place propre à l'intérieur de l'industrie cinématographique : Gracia Querejeta (El ultimo viaje de Robert Rylands, Hector...) Icíar Bollaín (Te doy mis ojos, Flores de otro mundo, ¿Hola, estas sola?...) Chus Gutiérrez (Alma gitana, Insomnio, Poniente...), Isabel Coixet, (Demasiado viejo para morir joven, Cosas que no te dije, Mi vida sin mi, La vida secreta de las palabras), Ana Diez (Todo esta oscuro, La mafia en La Habana, Algunas chicas doblan las piernas cuando hablan), auxquelles il faut ajouter Rosa Vergés, Azucena Rodríguez, Mónica Laguna, Cristina Esteban, Marta Balletbó, María Ripio, Mireia Ros, Manane Rodríguez,Yolanda García Serrano, Dolors Payás et Patricia Ferreira.

Manuel Vázquez Montalbán appelle cette génération "la première génération biologique d'Espagnols rigoureusement postfranquistes", pour avoir vécu très peu de temps sous la dictature. De ce fait, les cinéastes de cette génération ne semblent pas porter sur eux le poids de l'histoire politique et rejettent toute idéologie ou appartenance à un groupe. Les réalisatrices s'opposent de la même manière au concept de cinéma de femme ou de cinéma féministe. Ce phénomène est peut être plus fort en Espagne en l'absence historique d'un cinéma féministe militant. Elles ne veulent pas être emprisonnées comme des réalisatrices de films de femme ou féministes et affirment que dans leurs films ne prévaut pas la question des relations hommes-femmes.

Quoi qu'il en soit, l'accès des femmes à l'expression audiovisuelle est encore jonché d'embûches. De nombreuses réalisatrices
soulignent que les femmes ne sont pas perçues de la même façon que leur homologues masculins. Pour Patricia Ferreira (Para que no me olvides 2004, Sé quién eres 2000...), le succès de certaines réalisatrices cache une toute autre réalité. "Il n'est pas vrai de dire qu'il y a de plus en plus de réalisatrices. Il est certain qu'après Pilar Miró, Josefina Molina ou Cecilia Bartolomé se sont succédées beaucoup d'années sans qu'apparaissent de nouvelles réalisatrices, mais aujourd'hui non plus. Le fait qu'il y en ait quelques-unes signifie seulement cela, l'exception qui confirme la règle. Je ne vais pas dire qu'il est plus difficile pour une femme d'être réalisatrice, ce que je dis c'est qu'on ne peut cacher certaines évidences. Il y a beaucoup moins de réalisatrices comme il y a moins de présidentes de conseil d'administration ou de tout autre poste à responsabilités"(5).

De plus, les réalisatrices observent que pèsent sur elles de nombreux préjugés machistes. A une journaliste qui demandait s'il était plus difficile d'être réalisateur pour une femme que pour un homme, Iciar Bollain répondait: "En fait nous sommes une trentaine de réalisatrices et la situation est pesante. Le métier est difficile pour tout le monde, mais il y a toujours de subtiles réserves quand il s'agit d'une femme. Cela se constate dans tous les secteurs de la société. Il semble qu'on soit plus exigeant et sourcilleux sur les capacités des femmes alors que l'on ne les met pas en question lorsqu'il s'agit des hommes"(6).

Pour conclure, s'il n'existe pas de cinéma de femme comme le dit la nouvelle génération de réalisatrices espagnoles, il est néanmoins possible de dire que les films dirigés par des femmes transmettent une sensibilité différente. Et il serait juste de dire, pour reprendre une analyse de Pastora Campos, que "si l'on ne peut pas parler d'un cinéma féministe chez la nouvelle génération, nous pouvons évoquer à l'inverse une perspective féministe, puisque les femmes, malgré elles, transmettent une perception propre liée à leur spécificité de femme"(7).

 1 Las mujeres y el cine. A ambos lados de la cámara, E. Ann Kaplan, Feminismos, Edición Cátedra, Universitat de Valencia, Instituto de la Mujer
2 Pilar Miró y Ricardo Franco: un tributo póstumo a dos atrevidos cineastas del cine español de los setenta, María Cristina C. Mabrey, Universidad de California, http://www.lehman.cuny.edu/ciberletras/v09/mabrey.html
3 "The conjunction of feminism and cinema has had a vexed history in Spain" Susan Martín Márquez, www.nottingham.ac.uk/film/journal/bookrev/feministdiscoursespanish.htm
4 Source Nuevos creadores para nuevas imágenes, directores español de los años noventa, Carlos F. Heredero, Cervantes nº3, octubre
5 Interview de Patricia Ferreira, dans http://paleoj.en.eresmas.net/entrevistas/0003.htm
6 Interview de Iciar Bollain dans http://www.jccm.es/revista/154/articulos154/clm_vista_por_abril.htm
7 El cine feminista y el cine de temática femenina, Pastora Campos, Instituto Goethe
 

Thomas Tertois