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Dans la ville de Sylvia : la cité des femmes

Le nouveau film de José Luis Guerin qui sortira sur les écrans français en septembre 2008 est une balade urbaine et rêveuse accordée au caractère somnambulique de son personnage principal, en quête romantique de la femme idéale. Ce qui n'empêche pourtant pas le cinéaste de creuser aussi la distance avec ce dernier, s'agissant de montrer comment le réel, s'il n'est pas appréhendable sans médiation imaginaire, peut décevoir une logique désirante strictement monomaniaque et fantasmatique.
Dans la ville de Sylvia : la cité des femmes
Dans la ville de Sylvia est, à l'instar des autres films de José Luis Guerin, un film hanté par un certain nombre de spectres dont la fantomatique présence n'est pas mobilisée dans une perspective citationnelle à la postmodernité inconséquente et égocentrée. Il s'agira plutôt de briser les habituelles clôtures régissant tant le champ du cinéma (notamment celles qui veulent absolument distinguer les domaines de la fiction et du réalisme de ceux du documentaire et de la poésie) que celui relatif à l'orthodoxie des catégories cognitives découpant le réel en oppositions mentales binaires et schématiques (le rêve et la réalité, le passé et le présent, le vécu subjectif et le monde objectif). Clôtures esthétiques et catégories cognitives confrontées à un geste artistique se faisant fort de les mettre en défaut et de repenser en les actualisant les acquis positifs de la modernité.

C'est un geste qui réussit subtilement à saisir l'obsolescence de telles délimitations factices, à ce point brouillées ici qu'elles sont sublimées, et virent à une forme supérieure d'indistinction nous permettant de nous redonner à la fois le cinéma et le monde tels qu'on ne les envisage plus. Le cinéma et le monde tels les deux pôles nécessaires à l'établissement d'un champ magnétique (image surréaliste reprise par Jacques Rivette), et chargés d'une puissance d'affectivité et d'étrangeté assurant qu'on n'en a pas encore fini avec les aventures du réel et des perceptions optiques et sonores qu'il sollicite. Dans la ville de Sylvia est une aventure cinématographique de l'œil et de l'oreille débouchant pour parler comme Maurice Merleau-Ponty sur une véritable « phénoménologie de la perception ».

Le grand objet du film réside à l'intersection de deux questions, la première qui est soutenue par le régime de la fiction (au nom de quel motif un homme peut-il s'autoriser à poursuivre une femme dans les rues de Strasbourg ?), quand la seconde découle de l'ensemble du dispositif formel (au nom de quel motif un cinéaste s'autorise-t-il à filmer Strasbourg ?). Les deux questions agencées ensemble fonctionnent comme la mise en relief de l'une en regard de l'autre, et vice-versa. A l'intersection de ces deux questions pointe celle du motif, c'est-à-dire celle du désir qui justifie de se mettre en mouvement, de se mouvoir pour s'émouvoir, d'être ému après avoir été corrélativement mu. L'analogie est donc au départ simple : José Luis Guerin souhaite filmer la cité strasbourgeoise comme le héros de son film désire suivre une femme, pour opérer une actualisation du passé. Si le jeune homme suit une femme, c'est parce qu'elle lui en rappelle une autre rencontrée quelques années auparavant dans un bar qui s'appelle « Les Aviateurs ». Cette femme s'appelait Sylvia, et le garçon, amoureux d'une personne qu'il n'a jamais connue davantage que cela, se met en tête de la retrouver au Café du Conservatoire supérieur d'art dramatique, à l'ombre des jeunes filles en fleur qui en peuplent la terrasse. Son esprit vagabonde, il prend d'obscures notes et crayonne des esquisses qui noircissent son cahier de jeune artiste en vacance, il donne un titre à ses griffonnages : ce sera exactement le titre du film.

L'analogie démarrera donc à cet endroit-là : il s'agit de rattraper le temps perdu et de faire que coïncident les nappes de passé avec la durée présente. Sylvia représente pour le héros orphique ce que les poésies post-romantique et surréaliste, les peintures impressionniste et cubiste, et le cinéma (particulièrement celui de la Nouvelle Vague) valent pour le cinéaste, à savoir un idéal jamais perdu de vue, des spectres pour lesquels il faut se mettre en marche car ils ne cessent pas de nous hanter en doublant et troublant notre présent, des réminiscences qui en appellent au désir d'en exaucer les contenus de virtualités. D'où que Strasbourg filmé en 2007 par un Espagnol bruisse de la rumeur insolite de Marseille (la ville métissée où voulait initialement tourner le cinéaste et dont il a gardé des traces sonores) et ressemble également tant au San Francisco de Vertigo qu'au Paris des cinéastes de la Nouvelle Vague (par exemple La Femme de l'aviateur de Eric Rohmer en 1980), des surréalistes et de Charles Baudelaire, villes fantômes que le regard du cinéaste voit en palimpseste de la cité strasbourgeoise, comme le héros voit ou croit voir en la fille présentement suivie la Sylvia de jadis.

« L'image (...) est la chose même. L'amoureux est donc artiste, et son monde est bien un monde à l'envers, puisque toute image y est sa propre fin (rien au-delà de l'image) » écrit Roland Barthes dans ses Fragments du discours amoureux. Il ne faudra donc pas s'étonner de ces nombreux plans dans lesquels les vitres recomposent en reflets parfois trompeurs le réel, ainsi jamais dissocié de la part hallucinatoire qui en double la saisie subjective. C'est l'expérience amère que fera le héros du film quand le cinéaste, s'écartant de celui-ci, est parfaitement conscient de l'entreprise (auto)réflexive qu'il a mise en branle : José Luis Guerin compose avec assurance un tissu d'images dans lesquelles coexistent, tels des cristaux deleuziens, images documentaires enregistrées au présent du tournage et images passées issues de sa propre mémoire affectée par le souvenir de tant de livres et de films, quand le protagoniste de son récit souffre de voir sa perception du réel encourager puis mettre en défaut ses propres fantasmes amoureux. Ce dernier apparaît donc bien comme le double négatif mais nécessaire du cinéaste, parce que le premier veut substituer à son regard un monde qui s'accorde à son désir, quand le second reconnaît par l'intermédiaire de son personnage les limites d'une cinéphilie fétichiste barrant l'accès documentaire au monde réel, tout en sachant envisager chaque plan filmé comme l'interzone permettant au réel et à l'imaginaire comme au documentaire et à la fiction de se raccorder en conjuguant cinématographiquement leur force respective au lieu de devoir se repousser mutuellement.

Le fantasme et son caractère de reconsidération imaginaire du réel étaient déjà le motif principal du premier long métrage de José Luis Guerin, significativement intitulé Los Motivos de Berta, fantasia de pubertad (1984). La question du cinéma comme mémoire collective telle qu'elle densifie la réalité sociale et le présent perçu était au centre du deuxième long métrage du cinéaste, Innisfree (1990) qui est le nom de la petite commune irlandaise où rôde encore le spectre de The Quiet Man (1952) de John Ford tourné naguère à cet endroit. Tren de sombras (Le Spectre de Le Thuit en français), le troisième film de José Luis Guerin réalisé en 1997 en hommage au centenaire du cinéma, reposait sur les jeux du vrai et du faux portés par une puissance de fabulation digne de Orson Welles et transgressant le partage normatif entre documentaire et fiction. Son quatrième long métrage, En construccion, ouvrait en 2001 l'espace documentaire d'un quartier populaire de Barcelone (le Barrio Chino) aux forces imaginaires que la ville recèle par le biais de l'histoire de ses habitants. Ce film sortira sur les écrans français le 10 septembre prochain, comme Dans la ville de Sylvia, qui apparaît donc comme une synthèse provisoire de l'œuvre en cours de José Luis Guerin et que le public français pourra enfin découvrir.

A l'instar de Victor Erice – inévitable figure tutélaire d'un cinéma espagnol minoritaire qui se refuse tant aux lois industrielles des genres commercialement prisés qu'à emprunter les sentiers désormais courus ouverts par Pedro Almodovar – comme de Mercedes Alvares (auteure de Le Ciel tourne en 2004) avec qui le cinéaste partage plus d'un air de famille, José Luis Guerin se joue des orthodoxies artistiques et cognitives en vigueur pour produire l'agencement esthétique et politique qui permet de tout tenir ensemble, dans le même espace cinématographique et « palimpestique », objectivité et subjectivité, documentaire et fiction, imaginaire et réel, temps passé(s) et durée présente, Europe et monde, arts plastiques et cinéma.

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