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José María Riba - Situation du cinéma espagnol

En Espagne le secteur du cinéma et le gouvernement ont une relation compliquée 
Cinq ans après la crise économique qui a frappé lourdement les salles de cinéma en Espagne, le cinéma espagnol réalise en 2014 la meilleure année de son histoire, avec une estimation de 123 millions d’euros de recettes et une part de marché d’environ 26%. José María Riba, ancien membre espagnol du Comité d’experts pour Europa Cinémas, apporte dans cette interview une mise en perspective de ces résultats.
José María Riba - Situation du cinéma espagnol
Comment décririez-vous dans les grandes lignes la production espagnole actuelle, dans le contexte tout particulier de la crise ?

En Espagne le secteur du cinéma et le gouvernement ont une relation compliquée. Ce dernier ne croit pas que cette industrie puisse être source d’emplois dans le domaine culturel et cette tendance s’est accentuée avec la crise. Plusieurs événements y ont contribué.

La première a été la nouvelle formulation de la régulation de la copie privée*, dispositif de financement des sociétés de gestion des droits d'auteur (Sociedad de Servicios para los productores audiovisuales (EGEDA), Sociedad General de Autores y Editores (SGAE)). La nouvelle réglementation leur a enlevé une grande partie de leur financement. Deuxièmement, l’augmentation de 8 à 21% de la taxe sur les entrées au cinéma. Dans le secteur, on dit que ce n’est pas l’Etat qui aide le cinéma espagnol mais que c’est plutôt celui-ci qui apporte un soutien économique à l’Etat.

En dernier lieu, citons la piraterie, très présente en Espagne. Le réalisateur de Ocho apellidos vascos, Emilio Martínez Lázaro, (8,6 millions d’entrées en Espagne en 2014) affirmait que le jour où le film a été disponible de façon illégale, le nombre d’entrées du film a baissé de moitié.

Quel est votre point de vue sur la circulation des films espagnols et européens dans le pays et en Europe?

La majorité des films nationaux sortent dans de mauvaises conditions mais une poignée de films masquent cette situation. En 2014, on peut citer Ocho apellidos vascos, Torrente 5, El niño et La isla mínima. En général, ces films sont produits par des chaînes de télévision privées qui utilisent leurs moyens promotionnels pour susciter le désir du spectateur au moment de la sortie en salle.

Contrairement à ce qui se passe en France, où les chaînes de télévision privées soutiennent le cinéma -d’auteur notamment- avec un pourcentage de leurs recettes, ces investissements en Espagne se concentrent sur un nombre très limité de titres. En outre, les chaînes suivent des critères de rentabilité. Ocho apellidos vascos et El Niño ont été produits par Telecinco, alors que Torrente et La isla mínima l’ont été par Antena 3. Ce dernier, en compétition au Festival de San Sebastián, doit son succès au travail de promotion fait par Antena 3.

Le contre-exemple de ces films est Hermosa Juventud. Même avec une sélection à Cannes et de bonnes critiques, le film n’a pas réalisé de bons résultats en Espagne.

Par ailleurs, la programmation des salles de cinéma en Espagne est dominée par les grosses productions américaines. Les films espagnols indépendants sont pénalisés par rapport aux autres films plus commerciaux, car ceux-ci bénéficient de la promotion des chaînes privées. Il y a un cinéma grand public en Espagne, mais à la différence du cinéma grand public français, il ne voyage pas à l’étranger. Le cinéma d’auteur espagnol, lui, a un public à l’étranger, même davantage qu'en Espagne.

De son côté, le cinéma européen circule mieux en Espagne que le cinéma espagnol en Europe. Les films européens non nationaux sortent relativement bien en Espagne, les films français en premier lieu, devant les films anglais.

On évoque, du fait de la crise, l’adaptation des professionnels aux contraintes économiques et aux réductions des budgets. Qu’en pensez-vous ?

Selon le cinéaste Imanol Uribe, il y a désormais trois types de réalisateurs en Espagne : les premiers sont ceux de la « camionnette », toute l’équipe de tournage rentre dans une seule camionnette ! Ces gens sont appelés les « mileuristes »* et certains font leurs films pour les montrer sur YouTube. Ces réalisateurs ne voient pas le cinéma comme une industrie, ils ne vivent pas de ce métier, leur seule aspiration est de faire un petit projet artistique. Il y a de plus en plus de « mileuristes » parce que la crise a aggravé la situation de l’industrie.

Le deuxième groupe est constitué de ceux qui gagnent à la « loterie » : une chaîne de télévision privée leur achète un film. Ils peuvent ainsi vivre confortablement comme réalisateurs pendant quatre ans et réaliser un film solide en Espagne, même s’il ne circule pas ailleurs.

Le dernier groupe, soit la grande majorité, se situe entre les deux, ni film à petit budget, ni télé privée derrière. C’est le groupe le plus touché par la crise car il leur est presque impossible de financer leurs projets. Ils se retrouvent à travailler gratuitement et affrontent une situation de crise professionnelle.

Vous travaillez pour le Festival de Cannes et vous êtes le programmateur de « Différent ! L’autre cinéma espagnol ». Que pouvez-vous nous dire de la perception que le public français a de la production espagnole contemporaine ?

De ce que j’ai vu à Cannes, il y a une sorte de décalage entre les propositions (de nombreux films sont proposés) et ce que le festival attend. L’année dernière, sur les 68 films espagnols que j’ai regardés, seuls Hermosa Juventud et Relatos Salvajes ont été sélectionnés (ce dernier est argentin mais co-produit par les frères Almodóvar). L’industrie espagnole produit un cinéma grand public (sans que cela soit péjoratif), inférieur au cinéma d’auteur. Ces films ne sont pas admis dans les grands festivals. Mais ils peuvent être sélectionnés dans d’autres festivals, par exemple à San Sebastián où Magical Girl a trouvé la place qu’il n’a pas eue à Cannes.

Le spectateur français est exigeant avec le cinéma espagnol. Les films d’auteur espagnols trouvent plus facilement leur public en France que les films plus commerciaux. Torrente par exemple n’est pas encore arrivé en France. Alex de la Iglesia représente peut-être le cinéma le plus commercial à avoir été diffusé dans les cinémas français, mais il n’y a pas rencontré un grand succès.

Quels cinéastes contemporains recommanderiez-vous ?

Ils sont nombreux ! En dehors de Pedro Almodóvar, les plus reconnus au niveau international sont Alejandro Amenábar, Isabel Coixet et Julio Medem. Pour son prochain film, ce dernier aura Penélope Cruz comme actrice et productrice. Je citerais aussi Alberto Rodríguez, qui fait un cinéma commercial mais avec un contenu, Santiago Segura et Fernando Trueba.

D’un point de vue plus personnel, je privilégie les cinéastes qui cherchent à s’exprimer par la forme : Jaime Rosales (Hermosa Juventud), Albert Serra (Historia de la meva mort), Carlos Vermut (Magical girl).

Pouvez-vous nous dire en quoi consiste le festival « Différent ! L’autre cinéma espagnol » ?

Ce n’est pas un festival, nous l’avons conçu dans un autre esprit. Nous sommes une association composée de professionnels qui travaillent dans la programmation de festivals et le journalisme. Avec une sensibilité pour le cinéma espagnol, nous avons mis en place une initiative pour soutenir les professionnels, en France et en Espagne, qui prennent des risques sur le cinéma espagnol. Notre travail se concentre dans la création d’espaces de rencontre professionnelle. Ainsi, une fois par an, en juin, nous organisons la projection de quatre titres espagnols d’auteur à petit budget. Nous invitons les vendeurs de ces films, une trentaine de distributeurs français, la presse et le public. Nous faisons cela au cinéma Louxor, à Paris.

Avec une autre initiative, Small is biútiful, nous présentons six projets du cinéma espagnol indépendant à trente producteurs français. Chaque année, 2 ou 3 films sont nés de cette rencontre, notamment Una pistola en cada mano, Magical Girl et Caníbal.

Nous faisons aussi un travail fort de communication pour sensibiliser le public parisien au cinéma espagnol. Avant la sortie de Blancanieves en salle, nous avons organisé une campagne de communication car personne ne connaissait les acteurs. Cela a facilité le travail de promotion du distributeur.

Savez-vous si d’autres festivals du même genre ont lieu à l’étranger ?

Je ne crois pas qu’il y ait d’autres festivals avec cette démarche en Europe. En général, les festivals sont plutôt destinés au public. Il y en a plusieurs en France par exemple, le Festival de Toulouse Cinespana, le Festival du Cinéma Espagnol de Nantes et CineHorizontes à Marseille.



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