Interviews

« Dos madres » 
À la fois cinéaste, producteur, journaliste, dramaturge et programmateur de festivals, Víctor Iriarte (1976, Bilbao) est un véritable touche-à-tout de la création artistique espagnole. Il venait présenter Dos madres - son premier long-métrage de fiction – lors du dernier Festival de Cinéma Espagnol de Nantes, où son film était sélectionné dans la compétition Fictions. Un impressionnant jeu de pistes, qui célèbre à la fois le cinéma sous toutes ses formes et fait également ressurgir les voix du passé et de la mémoire traumatique du Franquiste à travers le sujet des « Bébés volés ». Avec Ana Torrent et Lola Dueñas dans les deux rôles principaux. Nous avons eu la chance de l'interroger dans un long entretien.
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Cinespagne.com (Martin Vagnoni) : Pourriez-vous nous expliquer les origines du projet et les raisons particulières qui vous ont poussées à franchir le pas d'un premier long métrage après des années d'activités dans et autour du cinéma ?

Víctor Iriarte : Rétrospectivement, je placerais son origine à deux niveaux et en deux moments distincts, car au cinéma les processus sont toujours assez complexes. J'avais d'une part, très envie de tourner à nouveau, après des années passées à travailler comme programmateur au festival de Saint-Sébastien, à voir beaucoup de films, à discuter avec des réalisateurs et des réalisatrices, autrement dit en restant très proche du milieu de la création, mais en me tenant « de l'autre côté ». J'avais déjà tourné auparavant et je portais en moi une pulsion créative très forte que je souhaitais exploiter. Et d'autre part, j'avais une image en tête dont j'avais l'intuition qu'elle pourrait constituer le point de départ d'un film, une image très simple : deux femmes dans la cinquantaine au bord d'une rivière au moment de la sieste, dont l'une d'elles avait les ongles vernis en rouge. Sans plus de détails. Par ailleurs, je souhaitais mener un travail d'ordre plus politique sur l'histoire de l'Espagne vue du point de vue de ma génération. Je suis né en 1976, soit un an après la mort de Franco. La fin du Franquisme, la Transition Démocratique, les premières élections démocratiques, etc., bref toute notre histoire récente était un sujet que nous débâtions beaucoup mes amis et moi. Grâce à la distance dont nous disposions, nous pouvions mettre en place un appareil critique pour remettre en question le récit un peu trop idyllique qu'en faisait nos parents. J'entends la notion d'« appareil critique » dans un sens positif, quelque chose qui permet de réexaminer les faits. Il était clair pour nous que le Franquisme ne s'était pas arrêté du jour au lendemain en 1975-1976 et qu'il restait présent dans les institutions, les structures de l'état. Le thème des bébés volés a été traité récemment dans de nombreux films, dans des livres – Madres Paralelas d'Almodóvar, par exemple. Idem dans d'autres pays, sous des régimes dictatoriaux semblables, en Argentine avec le film de Santiago Mitre (ndlr : Argentina, 1985), ou dans des contrées plus « exotiques ». Toujours dans des circonstances liées à une prise de pouvoir par la violence. J'avais également pu recevoir des témoignages dans mon entourage et je sentais qu'il y avait une histoire à raconter. Et ainsi, tous ces éléments se sont regroupés : l'image de ses deux femmes et le thème historico-politique. Je me suis alors posé la question : « Et si, des deux femmes que je vois au bord de la rivière, l'une d'elle était la femme biologique et l'autre la mère adoptive du même enfant volé ? Comment raconteraient l'une et l'autre leur histoire respective ? À quoi ressembleraient leur passé, leur présent et leur futur, etc. ». Je disposais alors de suffisamment de matière à l'élaboration d'un scénario, que nous avons ensuite écrit à trois (ndlr : avec Isa Campo et Andrea Queralt).

M. V. : Les cartes routières sont un des motifs visuels récurrents du film. Lors de la préparation du scénario, avez-vous travaillé à l'élaboration d'une cartographie de ce que serait la structure de votre histoire ? Et aussi, que représentent-elles dans le film ?

V. I. : Ma méthode de travail consiste à accumuler des objets, des images, des sons, des références pour ensuite pouvoir les utiliser et les exposer dans les scènes en tant qu'éléments visuels de l'univers de chaque personnage. Chez Vera, on peut par exemple retrouver des cartes affichées au mur, des objets coupants, des clés. L'univers de Cora, en revanche, se caractérise lui par la musique (le piano à queue), la lumière, l'architecture. J'ai accumulé ainsi tout un tas d'objets – des objets très concrets, car je tiens à ce que les personnages possèdent un univers concret - qui peuvent être de simples objets à l'arrière-plan et qui vont ensuite donner vie aux images et aux sons du film. On a énormément travaillé avec l'équipe en charge des décors. Sur le sujet plus particulier des cartes, elles sont des invitations au voyage. Elles suggèrent immédiatement un lieu, comme dans les films de Rivette ou les classiques hollywoodiens – ces lieux exotiques pourtant tournés en studio mais qui vous donnent aussitôt envie de vous y rendre. Dans notre film, on aperçoit un roman de Jules Verne. Ces livres dans lesquels une carte nous invite à l'aventure. Pour Vera, la présence des cartes représente la possibilité que son fils vive quelque part dans cet espace. Comme le dit plus tard Egoz (ndlr : son fils biologique) à propos du cinéma : les films représentent la possibilité qu'il trouve un « geste », un indice sur ses origines dans l'image.

M. V. : Est-ce votre grande cinéphilie et vos nombreuses références ont pu, à un moment ou à un autre de la fabrication du film, constituer une forme de défi dans votre recherche d'un style personnel ?

V. I. : Bien que Dos madres soit mon premier film de fiction, j'ai derrière moi une grande expérience de travail dans des domaines très variés, notamment dans l'écriture littéraire et les arts de la scène. Je dirais donc que mon style est un style « partagé », c'est-à-dire que je fais partie de ces créateurs qui mélangent des éléments de sources et de natures très différentes. De la citation de Roberto Bolaño qui ouvre le film - et plus généralement d'une certaine tradition littérature hispano-américaine qui mélange les lieux, les histoires et les personnages – à, bien entendu, tous les films que je vois dans mon travail et qui finissent par construire une sorte d'autoportrait. Mon style comme cinéaste se caractérise par une grande liberté de création au moment de mélanger toutes ses références, ce qui est d'un côté constitutif de la pratique-même du cinéma, mais que j'observe aussi dans d'autres arts. Il était très important pour moi de toujours trouver des solutions à la fois visuelle et sonore, autrement dit essentiellement formelles, aux problématiques que posait le film. Quand on fait du cinéma, il faut utiliser les caractéristiques spécifiques qui sont les siennes : la distance entre la caméra et les acteurs, le cut, le temps. Explorer la façon dont son langage influe sur le rythme et la perception. Et cela implique de prendre des risques. Ne pas avoir peur d'expérimenter à partir de toutes les autres formes d'arts qu'il peut admettre, sans se focaliser sur l'idée de créer quelque chose de fondamentalement nouveau. Changer de format au cours du film me semble une décision naturelle, que je n'intellectualise pas. C'est un outil que les courants d'avant-garde utilisaient déjà. Le cinéma est un art beaucoup plus ouvert que ce que certaines conventions narratives ou dramatiques peuvent laisser penser.

M. V. : Ce qui est remarquable dans votre film, c'est la synergie qu'il propose entre le fond et la forme dans une optique de cinéma « total », et également la démonstration que l'on peut jouer à partir d'un sujet pourtant sérieux et grave.

V. I. : Oui, exactement. Pour moi, le jeu a toujours été un espace d'apprentissage social très important, très sérieux et plus profond qu'il n'y parait. En préparant Dos madres, j'ai vu plein de films, et notamment ceux du collectif argentin El Pampero ou de Rodrigo Moreno – pas plus tard qu'hier, je lisais un article sur le cinéma argentin. De manière générale, je me sens proche d'une partie du cinéma sud-américain dans la façon qu'il a d'incorporer des éléments du jeu, que le cinéma dit « sérieux » avait choisi d'éliminer à un moment donné. Cela a toujours été présent dans le cinéma espagnol, mais de façon moins courante, moins à la manière d'une tradition. Pensons à la structure en chapitres titrés que j'ai remarquée en revoyant il y a peu Les Colons. Il s'agit d'une dimension ludique, d'un outil supplémentaire que je défends dans mon film, malgré le fait qu'il traite d'un sujet éminemment sérieux. Ces films revendiquent le caractère ludique d'une image étonnante qu'on incorpore après un long « bloc » cohérent. Dans Dos madres, cela peut être de filmer la tranquillité d'un après-midi au bord du Río Duero et faire panoter la caméra pour montrer un train qui passe. Trouver des images surprenantes, c'est une obsession et un grand bonheur quand je tourne ! (Rires) Mais également comme spectateur : j'aime les films très écrits et préparés, les grandes performances d'acteurs, mais aussi ceux qui proposent des images étonnantes.

M. V. : Pouvez-vous nous parler de l'utilisation très originale des voix ? La majeure partie de la bande sonore du film étant constituée de voix-off produisant un effet tout aussi bien narratif qu'esthétique et musical.

V. I. : Oui, en effet. On pourrait qualifier le film « d'épistolaire », à la manière d'une correspondance avec ces lettres que s'envoient respectivement les uns et les autres. Il s'agissait de réfléchir sur la notion de tonalité à l'écran. Au cinéma, la voix-off établit un rapport dialectique : on mélange deux éléments, une image et un son, et on voit ce que cela crée. Sur une séquence donnée - une femme qui conduit dans la périphérie de Madrid -, mettre en fond sonore une bande originale « x » ou bien un monologue comme celui de Vera (qui dit « ceci est une histoire de violence... » etc) va produire un effet/sens totalement différent dans chacun des deux cas. De ce fait, les voix-off étaient pour moi un élément quasi musical. Elles ont été écrites de façon très précise et enregistrées en studio comme si nous étions sur un vrai plateau de tournage. Je n'ai jamais autant dirigé les actrices qu'à ce moment-là. La plupart du temps, dans les films, les sons en voix-off sont enregistrés après le tournage. Or, dans notre cas, pas du tout. Nous travaillions avec un plan de travail très élaboré. Avec Lola, nous avons enregistré les voix après deux semaines de tournage, une fois que les scènes à Madrid étaient terminées et que toute l'équipe s'installait à Saint-Sébastien. Parce que c'était le bon moment pour le personnage. Idem avec Cora, il a fallu décider du moment adéquat. Le film joue en effet à entrelacer ces voix dans une dimension qui va bien au-delà du simple rapport diégétique/extradiégétique. Il s'agit davantage de la question du rythme et de comment cela va agir sur l'impact émotionnel et la façon de raconter. J'adore les films qui ont des voix-off. J'ai été particulièrement influencé par News from home de Chantal Ackerman dans lequel une mère et sa fille se parlent sur fond d'images documentaires de New-York et forment deux merveilleux portraits, sans que l'on ne voie aucun des deux protagonistes à l'écran. Ce film a, à première vue, peu de choses en commun avec Dos madres, mais il m'a aidé à comprendre comment construire des portraits à partir de voix et à ajouter une « couche » supplémentaire à l'ensemble. Il y a plein d'informations qui sont transmises dans les monologues de chaque personnage et que nous ne voyons pas à l'image. Les voix au cinéma permettent de faire passer deux choses à la fois.

M. V. : Il est beaucoup question de partage dans votre film, ne serait-ce qu'entre les trois personnages, pour lesquels le partage d'un traumatisme permet d'en atténuer la douleur. Quelle expérience tirez-vous à présent de la rencontre avec le public, alors que vous allez rencontrer les festivaliers de Nantes dans quelques heures ? S'agit-il d'un plaisir partagé, ou disons « ajouté » ?

V. I. : Sans aucun doute ! On retrouve bien sûr cette notion dans d'autres domaines artistiques (le public qui assiste à une de vos représentations au théâtre ou bien le lecteur qui vous accueille dans une forme d'intimité), mais le cinéma – le cinéma en salles je veux dire, celui que nous défendons – possède vraiment la notion de partage avec un public en son essence. Et ce, où que l'on se trouve. Cela ne cesse de me surprendre depuis le début de ce voyage entrepris avec Dos madres à travers le monde. À la fin de chaque séance, il y a toujours une personne qui vient vers moi pour me dire que l'histoire que j'ai racontée dans ce film se rapproche d'une expérience qu'elle-même a vécue et qu'elle l'a touchée d'une manière très spéciale. La présence dans les festivals joue un rôle également très important dans ce processus, et en tant que programmateur de festival je le comprends d'autant mieux. Mais au-delà de ces questions de réseaux de diffusion, de sorties ou d'industrie, le partage avec le public reste fondamental. Et les réactions suscitées par mon film ont été très diverses : certains m'ont dit qu'ils n'étaient pas particulièrement friands dans ce type de cinéma, mais qu'ils avaient adoré l'histoire, d'autres me parlaient davantage de sa forme, etc. J'assume pleinement le fait que mon film soit constitué d'énormément de choses - et en tant que spectateur, j'aime qu'on me propose des choses. L'essence du cinéma est de s'adresser au public en lui disant : « voici l'histoire que je vous raconte et la façon dont je veux vous la raconter ». Et finalement, tout devient plus simple en salles, car chaque spectateur peut aborder le film d'une façon qui lui est propre. Il y a aussi quelque chose que j'adore dans une salle de cinéma, c'est que chaque film est projeté sur le même écran, qu'elle soit son origine ou son budget. Du gros film hollywoodien au « petit film » tourné dans un village au fin fond de l'Amérique du Sud. Il y a une forme de magie à voir le film voyager dans l'espace de la salle et entre les spectateurs qui l'acceptent ou parfois le rejettent, et cela rend l'endroit « vivant ». Mais pas inconfortable. Je ne souhaite jamais faire de films contre le spectateur. Je ne proposerais jamais rien qui ne puisse m'intéresser en tant que spectateur.

M. V. : En parlant de votre cinéphilie, et comme le FCEN rend hommage cette année à Victor Erice, je voulais savoir ce qu'il a représenté et continue de représenter dans votre parcours de spectateur et de cinéaste ? D'autant que vous avez travaillé avec Ana Torrent sur ce film.

V. I. : Pour n'importe quel cinéphile espagnol, Erice fait évidemment partie des géants de notre cinéma, aux côtés d'Almodóvar ou de Buñuel. Toute ma génération a pu se former au cinéma grâce à ses films, qui sont pourtant peu nombreux. L'Esprit de la ruche est incroyable de précision, dans tous ses aspects : écriture, images, proposition esthétique. D'autant qu'il ne s'agissait que d'un premier long-métrage ! Pour parler de ma relation personnelle à son cinéma, je vais vous raconter une ou deux anecdotes. Quand j'étais petit, ma famille et moi passions chaque été près de la maison où avait été tourné Le Sud, dans un petit village vers La Rioja. Mes parents me disaient qu'on y avait fait un film. Adolescent, j'y ai même tourné un petit film. C'était un réalisateur dont on parlait tout le temps dans mon entourage. Et puis un jour, encore jeunes, un ami cinéphile – Miguel - et moi sommes allés au Festival de Cannes en voiture, sans billets, sans accréditations, rien. Pour voir son court-métrage qu'il présentait dans Ten Minutes Older. À cette époque, cela faisait longtemps qu'il n'avait rien sorti. On le croise sur place, on se présente en lui expliquant que l'on n'a pas de billet... Il nous a alors invités à la projection et on est même rentré ensemble dans la salle ! Ça a été incroyable et très émouvant pour nous. Je ne sais pas s'il s'en souvient aujourd'hui. Et autrement, l'histoire du tournage du Sud, le film qu'il nous jamais pu tourner Le Sortilège de Shanghai jusqu'à Fermer les yeux etc.

Je dois aussi dire quelque chose, même si cela me peine toujours un peu, mais je crois que c'est lié à sa personnalité. J'admire énormément Erice comme cinéaste, mais je trouve dommage qu'il ne parle jamais des cinéastes espagnols vivants. En ce sens, c'est une critique que je lui adresse malgré tout. Almodóvar, lui, se montre toujours d'une grande générosité envers les jeunes cinéastes espagnols, car il sait qu'il est une référence pour eux – et compris pour moi, même si je n'ai jamais eu l'occasion de le rencontrer. Almodóvar voit, soutient, parle du jeune cinéma espagnol. Il est conscient de la variété des styles et des approches. J'imagine Erice être quelqu'un de plus réservé, davantage tourné vers l'intériorité. J'aimerais qu'il puisse s'ouvrir à l'avenir et qu'il parle des films qu'il voit en ce moment, car je sais qu'il en voit. Bien entendu, on a connu une série d'immenses cinéastes européens par le passé, comme Bergman par exemple, qui ont influencé durablement le monde intellectuel en Europe. Mais aujourd'hui en Espagne, on continue de faire du cinéma, il faut aller voir ce qui se fait du côté d'Albert Serra, d'Oliver Laxe, de Carla Simón, etc. J'aimerais tellement qu'Erice puisse faire ce « pont » avec la nouvelle génération, ainsi que tous les grands réalisateurs de manière générale. En fin de compte, nous nous sommes tous formés de cette façon. On a tous rencontré à un moment donné des cinéastes qui nous « aidés », nous ont orienté vers d'autres cinémas, etc. Cela étant dit, c'est vraiment fantastique qu'il soit ici à Nantes.

Quant à l'opportunité de travailler avec Ana, elle était bien entendu la petite fille de L'Esprit de la ruche et de Cría Cuervos. En la rencontrant, c'était si frappant de constater à quel point l'expression de son visage n'avait pas changé et à comment il me ramenait immédiatement à plein de films...

M. V. : Je pensais justement à un plan de Dos madres, lorsqu'elle coiffe Lola Dueñas et qui fait penser à ce célèbre plan de L'esprit... (repris d'ailleurs par Saura quelques années plus tard dans Cría Cuervos), plan dans lequel c'est elle, Ana, qui est coiffée par sa mère.

V. I. : Oui ! En filmant Ana, c'était inévitable de se remémorer telle ou telle séquence d'un autre film. On a même filmé une scène, qui finalement n'a pas été montée dans le film pour une question de rythme mais qui pourrait un jour figurer dans un bonus « des scènes coupées », dans laquelle on voit Manuel Egozkue (Egoz) et Ana près d'une voie ferrée comme dans L'Esprit... Elle avait travaillé avec Erice et c'était amusant de l'entendre parler de « l'autre Víctor » ! (Rires) Non vraiment, elle traverse tout le cinéma espagnol. Ce fut un véritable cadeau, d'autant plus qu'elle est extrêmement généreuse. C'est la même chose avec Lola. Elles ont toutes les deux cette forme de générosité, car il s'agissait d'un premier film et que leurs statures leur permettent de choisir uniquement les films qu'elles ont envie de faire.

M. V. : Comment voyez-vous l'état du cinéma espagnol actuel et son évolution future ?

V. I. : Depuis peu, on constate un retour en force du cinéma espagnol dans les circuits de distribution internationaux. Plusieurs films ont créé l'évènement comme Nos Soleils (ndlr : de Carla Simón, Ours d'Or à Berlin en 2022), Pacifiction d'Albert Serra et bien d'autres. C'est un fait d'autant plus important qu'on s'aperçoit de la diversité des propositions au sein de ce qui se fait en Catalogne, en Galice ou chez les cinéastes madrilènes. Des films à petits budgets de Jonas Trueba ou Itsaso Arana (Les Filles vont bien) aux grosses productions que tourne Bayona pour Netflix, etc. Mais la question essentielle reste de savoir si nous produisons un imaginaire (ou non), c'est-à-dire des images marquantes dans le sens cinéphilique du terme et sur le plan du langage cinématographique. Et c'est quelque chose que je constate en ce moment à travers cette diversité. Pour pouvoir continuer à faire ce type de cinéma, la solution est relativement simple : renforcer notre industrie et garder le soutien financier de l'État. Mais les succès de ces dernières années ne sont pas qu'une histoire de « vague» de nouveaux cinéastes, ils ont été le résultat d'un changement de gouvernement et de la nomination de Beatriz Navas à la tête de l'Institut du Cinéma (ndlr : l'ICAA). Elle a quitté ses fonctions aujourd'hui, mais c'est elle qui a mis en place cette nouvelle politique d'aide publique pour le cinéma. À partir de là, les choses ont changé et nous ont permises de concurrencer les autres cinématographies, notamment dans les festivals. Précédemment, le cinéma n'était pas aussi aidé de façon officielle par l'État et je vois une relation directe entre les moyens financiers/matériels dont dispose un cinéaste et le temps, la confiance que cela lui apporte dans son travail. Même si par ailleurs on peut parfois faire de grandes choses avec très peu d'argent. Il faut que cela continue ainsi. Que les festivals continuent à être attentifs à ce qui se passe en Espagne. Et aux cinéastes, en tout cas à ceux qui m'intéressent - c'est-à-dire à ceux qui considèrent le cinéma comme un espace de création -, je veux leur dire « N'ayez/n'ayons pas peur de nous/vous jeter dans cet abime, profitons-en, n'ayons pas peur de casser les codes ! ». Je connais bien cette nouvelle génération et j'ai le sentiment d'en faire partie. Nous nous entendons tous très bien. Cette peur, bien sûr que je l'ai eu : le budget, le public, etc. Ce courage que je défends, le cinéma espagnol et ses cinéastes l'ont toujours eu : Almódovar, Buñuel, etc. Tout comme les grandes redécouvertes des dernières années : les cinéastes femmes comme Josefina Molina ou les grands du cinéma underground (Ivan Zulueta, Eloy De la Iglesia). Il est important de suivre le cinéma espagnol contemporain, sans oublier celui du passé, en se disant que nous sommes les éléments d'un tout.

Interview réalisée le 31 Mars 2024 lors du Festival de cinéma espagnol de Nantes. 

Un grand merci à Víctor Iriarte, ainsi qu'à Mathilde Gibault et Fabien Bost du FCEN.

Martin Vagnoni

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