Films
Les colons
Le film s’articule autour de deux moments de l’histoire du Chili du début du vingtième siècle. Un propriétaire terrien, José Menéndez (Alfredo Castro) recrute un militaire anglais, un soldat américain et un Indien pour établir un chemin qui mènerait ses moutons vers l’Atlantique. Le périple implique alors des exterminations massives d’indiens, et ce long-métrage aborde, dans un jeu de clair-obscur perceptible jusque sur certains plans de visages, une histoire officielle qui passe sous silence les abus et exactions commises à l’époque. On est en 1901, en Terre de Feu : c’est le récit d’une traversée, un road movie à cheval, mais sans route préétablie. Quelques années plus tard, en 1906, le Président Pedro Montt arrive au pouvoir et a pour projet l’établissement d’un pacte susceptible de réconcilier les habitants de la région : les territoires conquis sont visités par un représentant censé s’assurer de la bonne intégration des peuples premiers et de la cohésion nationale.
De western en « southern » : une démythification du genre
Traditionnellement, les westerns américains renvoient à l’imaginaire de la nation en construction, de l’appropriation du territoire, de l’héroïsme épique des conquérants. Modèle de l’espace immense et lointain qu’il convient de maîtriser et de « métriser » (quels confins ? quels franchissements de seuils et de frontières ?), la région est parfaite pour créer cette dynamique du parcours à l’œuvre et autres andanzas de trois personnages, bien éloignés cependant de l’humour complice de Cervantes. Un western au sud du Sud ; et pourtant… l’épique cède parfois la place au regard intérieur, subjectif, au vide absurde, tel un Fabrice Del Dongo au milieu de la bataille, à cette différence près que Segundo (Camilo Arancibia), lui, est bien conscient de l’horreur qui se joue sous ses yeux.
Extermination du peuple Selk’nam
L’une des subtilités du film réside dans l’équilibre entre la monstration de la violence, qu’elle soit verbale, physique, psychologique ou sexuelle, et sa suggestion. Le travail du montage est en cela particulièrement soigné, et dès la première séquence, Gálvez découpe visuellement les plans, pose la question de la frontière physique, de la frontière artificielle, de l’amputation des corps et de l’élimination pure et simple, barbare, par souci d’économie. Mais le cœur du propos repose sur la violence exercée contre le peuple Selk’nam, aussi appelé Ona, qui a subi un processus d’extermination de masse. D’ailleurs, le public cinéphile se souviendra peut-être, en voyant certaines images, du documentaire El botón de nácar de Patricio Guzmán, qui suggérait déjà des parallèles – l’histoire se répète toujours – entre l’époque coloniale et le dernier tiers du vingtième siècle et la dictature de Pinochet. Le motif sanglant des oreilles coupées – celles de Vicuña Porto dans Zama de Lucrecia Martel ou celles de Méridien de Sang de Cormac McCarthy – rendu du point de vue technique par des plans simples et efficaces, est un bon exemple de l’engagement esthétique au service du regard critique.
L’histoire officielle : infléchir pour réfléchir
On verra donc dans cette œuvre une relecture distanciée de l’histoire officielle de l’époque et un renouveau du film historique. Le réalisateur développe l’idée de « distorsion » de la réalité par le biais du cinéma et invite à penser, et repenser, les périodes passées sous silence dans l’histoire nationale. Le spectateur pourra retrouver de nombreuses références filmiques, mais l’une d’entre elles nous semble particulièrement explicite : Jauja, de Lisandro Alonso, une autre forme d’inflexion qui illustrait le pouvoir de la fiction combinée au discours politique. Et l’on pourra enfin sourire de la présence, lors de l’une des rencontres du trio nomade, du réalisateur argentin Mariano Llinás.
Le film sort dans les salles françaises à une époque déterminante au Chili, où le processus constitutionnel, d’ailleurs fort bien analysé par Patricio Guzmán dans Mi país imaginario, pose la question de la reconnaissance des peuples premiers et de leur implication dans la rédaction du nouveau texte. Il ne tombe pas pour autant dans la propagande ou la gratuité de la violence des images, et d’ailleurs, la simple question finale, « Rosa ¿usted quiere o no quiere ser parte de esta nación? », pose de manière assez universelle tout l’enjeu du pouvoir et de l’oppression.