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Le cinéma « quinqui » d'Eloy de la Iglesia

Portrait sans concession des banlieues les plus marginales de l'Espagne urbaine, le cinéma « quinqui » témoigne des mutations sociales engendrées par le franquisme et la Transition démocratique, tout en donnant l'espace nécessaire à une praxis filmique inédite reposant sur l'authenticité et la dénonciation. Eloy de la Iglesia en fera son cinéma, celui de ses convictions et de ses désirs.
Affiche du film Navajeros de Eloy de la Iglesia
Le cinéma « quinqui », qui connut ses heures de gloire en Espagne dès la disparition de la censure à la fin des années 70 et dont le succès en salles ne s'essouffla qu'au milieu des années 80, trouva chez Eloy de la Iglesia une résonance tout à fait inédite, voire transgressive. Bon nombre de cinéastes espagnols se frottèrent au genre : José Antonio de la Loma, Ignacio F. Iquino ou encore Carlos Saura, pour ne citer que les plus connus. À la recette commerciale des films « quinquis » mêlant sexe, drogue et délinquance, Eloy de la Iglesia ajoute une dimension érotique et fantasmatique inattendue.

De 1980 à 1987, Eloy de la Iglesia se plaît à subvertir les codes de ce genre populaire, offrant à son public cinq longs-métrages consacrés aux délinquants, dont il avait déjà esquissé le portrait dans Los placeres ocultos (1977), El diputado (1978) ou encore Miedo a salir de noche (1980). Ces délinquants, que l'on retrouve partout à l'époque – au cinéma, bien sûr, mais aussi dans la presse à scandale, à la télévision et même au théâtre –, deviennent peu à peu la métonymie d'une jeune société démocratique hantée par son lourd héritage franquiste, en proie à l'insécurité urbaine, au chômage et aux inégalités sociales en général.

Tout en dénonçant le processus conduisant tout « quinqui » à un destin tragique, Eloy de la Iglesia projette sur ces jeunes acteurs – très souvent d'authentiques délinquants recrutés dans la rue, fort peu familiarisés aux plateaux de tournage – ses fantasmes les plus intimes. Un corps à corps politique et érotique violemment critiqué à l'époque: on a souvent reproché au cinéaste une certaine forme de voyeurisme malsain et racoleur.

Corps à corps politique

Le cinéaste s'introduit dans le monde « quinqui » avec un biopic : Navajeros (1980). Dans ce film, il choisit de dresser le portrait d'un « quinqui star », à savoir le très jeune « Jaro », bien connu des spectateurs qui avaient suivi, dans la presse notamment, ses aventures. Il fait de sa trajectoire vitale une destinée tragique, un chemin de croix libérateur. Puis vient Colegas (1982), dans lequel on retrouve, pour la première fois à l'écran, la jeune et belle Rosario Flores aux côtés de son frère Antonio. Le réalisateur s'éloigne ici du fait divers pour déambuler dans le labyrinthe sans issue de la vie « quinqui » et détailler la chute dantesque de deux adolescents dans le monde de la drogue et de la délinquance. À chaque fois, le même objectif: montrer, ou plutôt démontrer, les mécanismes d'une injustice sociale. Grâce à son propos engagé, il installe un dialogue entre le corps politique filmé de ces jeunes abandonnés et celui du spectateur, dont les sens sont constamment sollicités dans l'espoir de provoquer son indignation et sa colère.

El pico (en deux parties, sorties respectivement en 1983 et 1984) ouvre la voie à un cinéma beaucoup plus noir, dominé par l'héroïne qui fait alors des ravages en Espagne. Dans ces films, le « quinqui » devient victime, non seulement d'une société qui peine à l'intégrer dans son processus démocratique, mais, surtout, d'une dépendance narcotique qui l'entraîne à chaque fois un peu plus dans la logique d'une machine infernale inévitable. Eloy de la Iglesia tombe à cette époque lui aussi sous l'emprise des drogues dures: ces deux films lui permettent donc de faire face à ses démons et d'appréhender, par le prisme de la fiction, ses peurs et ses inquiétudes.

Après avoir adapté le roman d'Henry James Otra vuelta de tuerca (1985), renouant ainsi avec les jeux stylistiques de ses débuts, Eloy de la Iglesia conclut son cycle « quinqui » avec La estanquera de Vallecas (1987), une parodie grinçante et engagée, qui remporte encore aujourd'hui un large succès auprès du public.

Corps à corps érotique

Le rôle-titre de ces quatre premiers films « quinqui » est confié au beau José Luis Manzano, un « quinqui » qu'Eloy de la Iglesia recueillit chez lui pendant de longues années. À la fois ange et démon, innocent et malveillant, il incarne l'archétype du « quinqui » selon Eloy de la Iglesia. Le réalisateur aime filmer sa plastique parfaite, tout comme celle de ses camarades, que la caméra du cinéaste approche avec tendresse et passion: au centre de son cinéma, le corps des jeunes « quinquis » transfigure l'enfer des banlieues, marque indélébile d'une réappropriation très personnelle et hétérodoxe du genre.

Lorsqu'en Espagne, les lois répressives concernant l'homosexualité et la délinquance disparaissent, Eloy de la Iglesia met de côté la militance et explore ses fantasmes. Il utilise pour cela les codes d'un genre hyper-masculin que représente le cinéma « quinqui ». Le corps de ses personnages incarne alors de nouveaux archétypes sexués, parfois aux frontières de la pornographie. Il fait d'un cinéma, souvent macho et misogyne, le principal relais d'une nouvelle esthétique homo-érotique.

Le cinéma d'Eloy de la Iglesia a toujours laissé une grande place à la nudité: symptôme d'une ère où les réalisateurs s'attachent à reconquérir certaines libertés relatives au corps et à la sexualité. Le cinéaste basque participe, à sa façon, au "destape" en dénudant le corps de ses acteurs autant, voire davantage, que celui de ses actrices, à contre-courant, comme toujours, des conventions de son époque. On ne tarda pas à lui reprocher son « esthétique du slip », dont il précisera pourtant les enjeux voyeuristes: il établit un parallèle clair entre l'attitude voyeuriste de ses personnages et celle du spectateur, révélant ainsi la nature même du médium cinématographique.

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