Interviews
Vous revenez tout juste du festival de San Sebastián où vous avez gagné deux prix, qu'est-ce que cela représente pour vous ?
Fernando Franco : C'est une récompense importante par rapport à tout le travail que nous avons fourni. C'est aussi un appui important pour ce film à petit budget qui sort en très peu de copies. Je pense que ces prix vont lui donner plus de visibilité.
Je suis aussi super content du prix qu'a remporté Marián parce qu'elle a vraiment fait un travail exceptionnel, je ne fais que le répéter mais c'est vrai, ça a été un vrai cadeau de l'avoir, elle s'est super investie, s'est bien intégrée à l'équipe, elle supporte quand même tout le film et le fait que le jury l'ait remarquée, cela me paraît juste génial !
Marián Alvarez : Je suis aussi super heureuse. Pour la Concha, ça me fait forcément plaisir parce que c'est un prix important. Le Prix spécial du Jury me fait d'autant plus plaisir que le personnage de Ana a beaucoup d'importance dans le film, mais je n'aurais pas pu l'interpréter comme cela sans Fernando.
Fernando, vous vouliez au départ réaliser un documentaire sur les personnes atteintes de trouble de la personnalité borderline, pourquoi avoir décidé de changer de direction en choisissant finalement la fiction ?
F.F. : Les personnes qui souffrent de cette maladie manquent d'affection, de tendresse et ont besoin de beaucoup d'attention. En m'intéressant à eux, j'ai eu l'impression que, pour paraître plus attrayants à mes yeux, ils accentuaient le pire de leur pathologie. J'ai commencé à recevoir des photos de blessures qu'ils se faisaient, ils me racontaient des histoires mais je ne savais plus déceler ce qui était vrai de ce qui ne l'était pas. Donc pour une éthique cinématographique et même vitale, j'ai décidé d'arrêter ce projet. Mais comme le thème m'intéressait beaucoup, je me suis dit que toute la documentation que j'avais récoltée, j'allais l'utiliser pour créer un personnage de fiction.
Et justement, pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette maladie en particulier ?
F.F. : En général, j'aime bien les thèmes qui sont "souterrains", c'est-à-dire les choses qui nous entourent mais dont on n'est pas forcément conscient. Je pense que le cinéma sert aussi à cela. D'ailleurs, lorsque Marián a reçu le prix, elle a dit quelque chose de très juste : comme actrice elle se chargeait de donner une voix à quelque chose qui n'est pas visible.
Fernando, pourquoi avoir choisi Marián pour interpréter le rôle de Ana ?
F.F. : J'ai d'abord écrit une première version du scénario sans penser à une actrice en particulier. Mais au bout d'un moment, j'ai ressenti le besoin de poser un visage sur Ana. J'avais vu Lo mejor de mi qui m'avait beaucoup plu et je me suis dit qu'elle réunissait beaucoup d'éléments pour être une bonne Ana. En plus, elle a tout de suite compris le personnage. Il y a eu un vrai jeu de ping-pong pendant la période de réécriture du scénario. Il n'était pas juste question d'insérer une personne et de dire "Marián est une très bonne actrice qui a eu le prix de la Meilleure actrice de Locarno", mais d'enrichir ensemble le scénario.
Marián, votre personnage est très perturbé, pleure beaucoup, rit peu : comment vous êtes-vous préparée pour interpréter ce rôle difficile ?
M.A. : J'ai fait beaucoup de recherches en regardant des forums et des blogs. Le scénario était très solide, ce qui a facilité la chose. Je me suis aussi laissée porter car je savais que Fernando savait très bien ce qu'il voulait faire. On a quand même passé plusieurs mois à s'entraîner et à travailler sur ce qu'elle ressent. J'ai vraiment dû sortir tout ce que j'avais dans les tripes pour interpréter Ana.
Marián apparaît dans chaque plan et le film est rythmé par des plans-séquences assez longs : pourquoi avoir choisi cette manière de filmer et de monter ? Etait-ce justement une manière d'accentuer ce travail sur les sentiments de Ana ?
F.F. : Oui, c'est vrai qu'elle apparaît sur tous les plans, sauf ceux où elle est sur l'ordinateur.
M.A. : Mais j'y suis quand même virtuellement !
F.F. : En fait, quand je préparais le documentaire, j'imaginais des scènes très proches des personnes. J'aime bien la tradition du cinéma documentaire de suivre les gens dans leur quotidien. C'était important pour moi aussi de me focaliser sur le visage de Marián pour mettre en relief tous les changements d'humeur par lesquels elle passe. Le film devait être centré sur elle.
Par rapport au personnage, Ana reste, selon moi, une grande adolescente. Elle est toujours en conflit avec sa mère, elle tchate sur Messenger, vole dans les magasins... Avez-vous eu envie de donner cette impression au spectateur ?
F.F. : Totalement. Il y a plein de détails dans le film qui suivent cette idée. Par exemple, dans sa chambre, il y a une lampe avec des dauphins et des autocollants qu'elle a sûrement depuis toute petite. Avec le directeur artistique, nous avons récolté plein d'images de chambres d'adolescents pour rendre le lieu crédible. On a voulu insérer dans le film cette idée mais d'une manière flottante et non explicite, et tu es d'ailleurs la première personne qui nous pose cette question !
M.A. : Tous ces éléments sont comme une connexion avec son côté enfantin. Elle garde en elle une blessure profonde liée à son enfance. D'une certaine manière, Ana n'a pas fini de grandir.
Elle vit encore chez sa mère à 28 ans, est-ce pour accentuer ce côté adolescent ou plus pour dénoncer une réalité en Espagne ?
F.F. : Avant,les enfants restaient tard chez leur parents qui les aidaient, mais de plus en plus c'est le contraire qui se passe, les enfants restent mais ce sont eux qui aident leurs parents. Il y a un peu de cela dans le film, étant donnée la situation actuelle en Espagne. Je ne voulais pas non plus faire une dénonciation politique ou sociale. Pour le personnage, cette relation avec la mère était aussi très importante parce qu'elle a besoin d'elle.
Pourquoi avoir choisi comme travail celui de conductrice d'ambulance ?
M.A. : C'est assez commun chez les personnes borderline : elles ont besoin de travailler dans quelque chose où elles se sentent utiles. Il y a beaucoup d'infirmières, de médecins, de personnes travaillant dans les ONG... Et d'une certaine manière, on voit bien que c'est dans son travail qu'elle se sent le plus à l'aise et où elle peut s'exprimer d'une manière plus naturelle. Elle donne et reçoit en échange, ce qui n'est pas le cas à d'autres moments ou endroits.
La fin laisse le spectateur perplexe : est-ce qu'elle va mieux ? Ou est-elle dans une situation de non-retour car sa maladie est ancrée en elle ?
F.F. : C'est une fin ouverte. Certaines personnes analysent le fait qu'elle ne s'en sortira jamais, mais nous avons voulu parier sur la libération en montrant que le personnage avait fait un pas en avant.
M.A. : Au fur et à mesure, elle prend conscience que quelque chose ne va pas et c'est en cela que c'est libérateur.
Fernando, vous signez ainsi votre premier long-métrage en tant que réalisateur. Vous avez une formation de monteur qui vous a permis de collaborer, entre autres, avec Pablo Berger pour Blancanieves et avec Montxo Armendáriz pour N'aie pas peur. Qu'est-ce qui vous a donné envie d'être réalisateur ? Allez-vous vous consacrer désormais à la réalisation plutôt qu'au montage ?
F.F. : J'ai toujours voulu être réalisateur. Le problème c'est que dans l'école où j'ai été formé, il fallait choisir entre monteur ou réalisateur. Je me suis dit que si je prenais des cours de réalisation, je sortirais de l'école avec une étiquette de réalisateur de cinéma qui ne signifie pas grand chose. J'ai donc commencé par le montage pour pouvoir ensuite réaliser ce qui me plaisait. Disons qu'avec le montage je m'amuse, je gagne ma vie et on peut manger à la maison et qu'avec la réalisation, je fais ce dont j'ai envie.
Et vous Marián, des projets futurs ?
M.A. : Pour le moment rien, on traverse une période qui n'est pas facile pour les acteurs espagnols. Mais pour l'instant ce n'est pas grave, je profite de la diffusion de La Herida et je peux la vivre à 100%. En espérant que Fernando fasse un autre film !
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