Interviews

Antonio de la Torre – Amours cannibales

Nous n’avions pas l’intention d’entrer dans l’esprit d’un malade, d’un assassin, mais plutôt de raconter l’histoire d’amour d’un démon. 
Interviewé lors de la 19è édition du festival Cinespaña à Toulouse, Antonio de la Torre répond aux questions de Thierry Loiseau, journaliste à la radio Canal Sud. Dans cet échange ouvert, il est autant question de Amours cannibales, sortie en France au cinéma fin décembre 2014, que de la carrière de l'acteur, ses participations aux films de Alex de la Iglesia, Santiago Segura, Pedro Almodóvar ou Daniel Monzón.
Antonio de la Torre, festival Cinespaña - Copyright : Daniel Marroquín Botero
Thierry Loiseau - Avant de parler en général de votre carrière d'acteur, peut-être un mot sur votre choix de participer à ce projet, Amours cannibales. Vous aviez plutôt des rôles expansifs jusqu'ici ; le fait que le personnage de Carlos soit un personnage très intériorisé est une des données qui vous a incité à participer au projet ?

Antonio de la Torre - Quand j'ai fait ce film, je n'étais pas sûr de pouvoir transmettre un personnage à ce point dans la retenue. Le fait est qu'en tant qu'acteur, on a nos limites et on ne sait pas toujours très bien jusqu'où on peut aller. Ce film, pour moi, représentait une possibilité de franchir le pas. Et je suis très content du résultat parce, en effet, le personnage, indépendamment du fait qu'il s'agisse d'un assassin, n'a rien à voir, expressivement, avec tout ce que j'ai fait jusque-là ou avec ma manière d'être et j'ai découvert que je peux en dire un peu plus en me taisant.

TL - Si on devait résumer le film en un seul mot, ce serait peut-être le mot « rituel », non ? C'est un personnage qui est fermé...

AT - Oui, c'est comme le rituel du catholicisme. Dans le film, il y a des symboles. Je pense que ça ne doit pas être trop explicite et dans cet enfermement qui caractérise le personnage, on peut aussi voir un peu de cette Espagne nationale-catholique fermée.

TL - Un mot sur la façon dont évolue le personnage, avec deux exemples : le geste malencontreux que commet Alexandra, qui va conduire Carlos à tenter de remettre de l'ordre dans sa vie ; et sa rencontre avec Nina, qui va être un peu l'opposé, c'est-à-dire que lui, qui est un personnage très strict, très guindé, très étriqué, ne serait-ce que par ses vêtements, au fur et à mesure de sa relation avec Nina, va commencer à se décontracter et cette décontraction, on la ressent notamment dans la façon dont il s'habille.

AT - Alexandra, c'est la victime, et Nina, c'est le personnage qui montre à Carlos que c'est lui, la victime. Carlos a le pouvoir de tuer ; c'est le plus grand pouvoir que peut détenir un être humain de tuer autrui. Mais Nina lui montre qu'il existe un pouvoir bien plus grand, le pouvoir de l'amour. Ce que fait le personnage de Nina, c'est transformer, retourner celui de Carlos ; voilà le retournement que produit cette histoire. Je crois que, de ce point de vue, le film est intéressant car les victimes ne sont pas totalement bourreaux et les bourreaux ne sont pas totalement victimes, ce qui est toujours intéressant au niveau dramatique. Il y a un moment où Nina sait que sa sœur est morte et où ça n'a pas d'importance pour elle : le film montre le conflit entre l'amour, la vie et la mort et, du point de vue de la morale, aucun de ces deux personnages n'en sort indemne.

TL - Dans le même ordre d'idée, ce passage de bourreau à victime ou de tueur à victime, on l'a dans votre jeu à vous : quand Alexandra apporte les prospectus dans l'atelier et qu'elle les pose négligemment, tout en continuant à lui répondre, votre personnage remet les prospectus bien en ordre, bien au carré. C'est un geste qui est extrêmement important pour le spectateur, pour découvrir une facette de la psychologie de Carlos : là, effectivement, pour le spectateur, Carlos est un tueur compulsif, qui ne peut pas s'empêcher de tuer, c'est dans ses gènes, il ne peut pas se réfréner. C'est plus fort que lui, c'est instinctif. Alors que, jusqu'ici, on avait une vision de Carlos un peu froide, un peu glacée, celle d'un monstre, avec ce geste-là, Carlos devient un monstre humain, ce qui le rend d'autant plus terrible. Ce geste-là était-il écrit dans le scénario ou était-ce une invention de vous, acteur ?

AT - Non, c'est une idée à moi. En réalité, il y a aussi cette idée, à la fin du film, de laisser la porte ouverte... de ne pas savoir vraiment ce qui arrive au personnage. Et, à propos de ces gestes que j'ai improvisés, j'ai travaillé pendant deux mois avec un tailleur, pour apprendre le métier, et il y avait un aspect du personnage de Carlos qu'il était essentiel de montrer : de par son métier, il est très méticuleux, rien n'échappe à son contrôle. Et c'est précisément pour cela que Nina vient tout révolutionner, parce qu'elle est la seule capable de bouleverser... de le sortir de là, de remettre les choses en ordre, comme il le dit lui-même.

TL - Le film est une formidable histoire d'amour, mais une histoire platonique, ce qui la rend encore plus belle.

AT - En tant que personne, je crois que ce que l'on désire est toujours plus beau que ce que l'on obtient. Je crains que ce ne soit là la condition humaine.

TL - De façon plus pragmatique, comment ça s'est passé sur le tournage ? Y a-t-il eu un travail d'improvisation, de préparation.

AT - Je vais essayer d'être bref. Le tailleur avec qui on a travaillé est venu de Madrid à Grenade et est resté tout le temps. Chaque fois que je me trompais, il me disait : « non, on ne fait pas comme ci, on fait comme ça ». Et, sans vouloir faire un spoiler, il y a une séquence où je suis en train de manger la viande qui ne fonctionnait pas. Alors le réalisateur m'a dit : « pourquoi tu ne penses pas à la composition de l'équipe de Malaga – c'est l'équipe de foot que je supporte – pour le match d'aujourd'hui ? ». Je me suis mis à y penser comme à un sujet plus léger et, finalement, c'est cette prise que l'on a gardée au montage. Et, dans le film, c'est particulièrement saisissant de voir quelqu'un qui mange de la chair humaine tout en pensant à autre chose. La sensation est bien plus terrible ; on se dit : « mais comment peut-il penser à des banalités, même si on ne sait pas de quoi il s'agit, tout en faisant ce qu'il est en train de faire ». Ça fonctionne. Parfois, sur un tournage, on fait des gestes très concrets qui, dans le contexte du scénario et du récit, fonctionnent parfaitement. On ne travaille pas en pensant tout le temps : « je suis un assassin » ; on travaille des choses très concrètes. Quand on mange, on mange, et on ne pense à rien. Je crois que le secret du métier d'acteur, souvent, c'est d'être dans le concret, sans réfléchir.

TL - Justement, y a-t-il eu pour vous un travail de préparation, dans le sens documentation sur les cas de cannibalisme avérés. En France, on a Issei Sagawa, qui a mangé sa copine néerlandaise parce qu'il l'aimait et que, pour lui, c'était un geste d'amour total : je t'aime, donc je te mange, parce que je veux ne faire qu'un avec toi. Dans le cas de Carlos, c'est quasiment le parcours inverse : je ne me résous pas à te manger, parce que, justement, je t'aime.

AT - C'était le pari du film. Une experte criminologue, en Espagne, m'a dit : « Antonio, j'ai beaucoup aimé le film, mais c'est impossible. Un psychopathe ne peut pas faire ce voyage vers l'amour ». Mais, en ce sens, le film est comme un conte, c'est clairement un pari du réalisateur : nous ne voulions pas faire un film psychologisant. Pour répondre à la question sur la documentation... mon travail de documentation a porté principalement sur le travail du tailleur, avec qui j'ai passé plus de deux mois, comme je l'ai dit ; et ce qui relevait du cannibalisme, relevait du désir. Nous n'avions pas l'intention d'entrer dans l'esprit d'un malade, d'un assassin, mais plutôt de raconter l'histoire d'amour d'un démon.

TL - Nous allons aborder, maintenant, votre carrière d'acteur en général et, évidemment, nous allons commencer par Alex de la Iglesia, puisque vous avez tourné cinq fois avec lui et même six, en comptant Película para no dormir.

AT - Pour moi, Alex de la Iglesia est un grand auteur de comics et, dans ses films, il a une vision complètement folle du monde. En tant qu'acteur, c'est un privilège, si l'on n'est pas américain, d'être dans un de ses films. Il fait un type de cinéma qui se fait uniquement, avec tout le respect et l'amour que je peux avoir pour le cinéma français, aux Etats-Unis. Alex de la Iglesia serait capable de réaliser Spiderman et c'est un plaisir pour un acteur de participer à un cinéma aussi spectaculaire. C'est de la folie de tourner avec lui. Dans Balada triste, j'étais perché sur le dos d'un éléphant, en février, par moins cinq degrés, il faisait un froid incroyable. Ce sont des situations qui te font dire plus jamais ça ; mais, ensuite, quand c'est fini et qu'on est encore vivant, on se réjouit d'être dans un film qui a cette folie-là !

TL - Justement, ce film-là, Balada triste, c'est peut-être le film le plus noir d'Alex de la Iglesia, à se demander si c'est encore de l'ironie.

AT- Non, je pense qu'il voulait raconter une histoire... Balada triste est le premier scénario qu'il a écrit seul, sans son scénariste habituel, et c'est probablement l'histoire la plus personnelle qu'il ait racontée. Et il voulait raconter une histoire de clowns parce que c'est un univers qui le fascine, une histoire d'amour impossible. Mais moi qui aspire à écrire dans les Cahiers du cinéma ou toute autre revue de cinéma française intello, j'y verrais la métaphore de deux Espagne qui s'affrontent et se scindent en deux, dans la séquence de la mort de Natalia, à la fin. C'est une lutte à mort, une lutte fratricide, caïnite, entre frères. C'est l'Espagne tragique.

TL - Je pense que l'on peut voir ce film comme ça et même aller au-delà. Pour moi, Balada triste, c'est la guerre d'Espagne qui percute le Freaks de Tod Browning, si ce n'est que la distorsion n'est pas physique, elle est mentale. Qui dit Alex de la Iglesia, dit souvent Santiago Segura, figure iconique. Justement, vous avez tourné dans deux Torrente.

AT - J'ai joué dans le premier et il ne m'a jamais rappelé. Ça ne devait pas aller.

TL - Tourner avec Santiago Segura, c'est comment ? C'est aussi débridé que ses films ?

AT - Santiago Segura te demande, l'air triste : « pourquoi tu l'as mal fait, alors qu'avant, tu l'avais bien fait ? ». C'est sa manière de diriger les acteurs et, du coup, on ne sait pas très bien quoi faire. Mais je l'aime.

TL - Quand on voit votre filmographie, vous prenez un malin plaisir à tourner dans des films qui peuvent s'apparenter au cinéma de genre, tout en étant à la frontière, sans en être vraiment, mais qui sont des films appréciés par les amateurs de cinéma de genre. Je pense au film de Daniel Monzón, Le cœur du guerrier, ou à Carne de neón, ou encore à Amours cannibales.

AT - Je n'en ai pas la moindre idée. Quand j'ai un rôle, je n'ai pas la moindre idée du résultat, de si je le fais bien ou si je le fais mal. Mais ce qui est très clair pour moi, qu'il s'agisse d'un film d'Alex de la Iglesia, d'un comics ou d'un film intimiste comme celui de Manuel Martín Cuenca, c'est que je dois toujours jouer une personne, pas un personnage. J'essaie toujours de rendre le rôle crédible, pour que quelqu'un qui verrait Amours cannibales dise : « Tiens, ce mec, on dirait un tailleur » ; ou que, dans Grupo siete, on dise : « Tiens, on dirait un flic » ; ou que, dans Balada triste, on dise : « Tiens, on dirait un clown », pour qu'on voie un être de chair et d'os, un être humain.

TL - À quelle catégorie d'acteur appartenez-vous ? Êtes-vous plutôt un acteur qui joue de l'intérieur, en se servant de son expérience personnelle pour développer le personnage, ou est-ce que, au contraire, vous piochez autour de vous, pour constituer le personnage ?

AT - Je crois qu'un acteur a trois sources d'inspiration possibles pour construire un personnage : ce qu'il a en lui, ce qu'il peut imaginer et ce qu'il peut voir, en prenant un modèle extérieur. Et je suppose que, inconsciemment, sans me proposer de suivre une méthode mathématique, j'utilise un peu des trois. Dans Amours cannibales, une partie du personnage est un tailleur, qui n'est bien sûr pas un assassin, cet homme dont je parlais, mais qui exerce son métier depuis cinquante ans ; une autre partie vient de moi, de mon imagination, lorsque je me mets dans la peau de l'assassin ; et une dernière partie est, inévitablement, ma voix, mon corps, mon attitude. Dans le cas de Amours cannibales, il y a donc une source d'inspiration extérieure, qui a consisté à observer un tailleur qui travaille depuis cinquante ans et bouge, connaît son métier impeccablement. La deuxième se trouve dans mon imagination, c'est le désir, c'est comprendre un monde où il n'y a pas de limites ; où se trouvent le désir sexuel, l'envie de tuer ; comprendre cet espace. La troisième est plus personnelle : inévitablement, quand on joue un personnage, je l'ai compris au fil du temps, il y a une partie qui revient toujours à se demander, comme le disait Manolo Martín Cuenca, le réalisateur de Amours cannibales, comment serait Antonio s'il était... ou, lorsque tu es acteur, comment je serais si j'étais... Il y a toujours une part de toi qui entre dans le personnage.

TL - Vous n'avez pas fait que du cinéma de genre ; vous avez tourné, notamment, avec Pedro Almodóvar et vous avez aussi joué dans deux films qui me paraissent importants, Poniente, de Chus Gutiérrez – vous aviez un petit rôle, mais c'est un film important parce que c'est un des rares films de fiction à avoir abordé les événements d'Almería – et Le septième jour, de Carlos Saura – important parce que c'était un peu le retour de Carlos Saura à la fiction. Le rôle le plus important de votre carrière, peut-être, dans les films qui ne relèvent pas du cinéma de genre, serait Azul oscuro casi negro, qui est un film, justement, où votre personnage, ce frère en prison, est tout en sensibilité. Une sensibilité cachée, ce qui rend le personnage encore plus fort. Qu'en pensez-vous, ce film est-il important, pour vous, dans votre carrière, parce que c'est un film qui a marqué un tournant, une étape importante ?

AT - Oui, absolument. Azul oscuro casi negro a changé le cours de ma carrière. J'ai exercé beaucoup de professions, certaines affreuses comme le journalisme, et, grâce à Azul oscuro caso negro, j'ai pu me consacrer exclusivement au métier d'acteur.

TL - Peut-être un mot pour finir sur United passion, un film français que vous avez tourné. Est-ce que, à cette occasion, vous avez ressenti une différence dans la façon de travailler, entre un plateau de tournage français et un plateau de tournage espagnol ?

AT - On va me tuer en Espagne, mais le fait est qu'en France, il y a du vin dans le catering. Non, sérieusement, j'ai trouvé l'équipe très professionnelle. Ça a été une sensation très agréable. C'était le premier film que je tournais hors d'Espagne et j'ai eu la sensation que nous, les gens de cinéma, nous sommes comme des gypsies, des gitans, parce qu'on parle des langues différentes, mais les codes, les situations, la manière de parler sont les mêmes et j'ai trouvé ça très touchant. Et j'ai travaillé avec une maquilleuse française, Nathalie Tissier, qui est une excellente maquilleuse.

TL - Si vous souhaitez rajouter quelque chose, c'est le moment.

AT - J'aimerais que l'Espagne soit une république, comme la France. Liberté, égalité, fraternité.

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