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Une mémoire qui "pense" ses plaies

Les Reflets du cinéma ibérique et latino-américain de Villeurbanne proposaient pour leur 28ème édition une section "Mémoire historique" composée de trois films : Pájaros de Papel, Crebinsky et Al final del túnel. Ces trois films, de facture différente, montrent la volonté de réalisateurs de faire revivre un passé qui hante l'imaginaire collectif espagnol.

Pájaros de papel d'Emilio Aragón

« La mémoire est l'avenir du passé » nous disait Paul Valéry, mais l'Espagne, pour construire sa route entre hier et demain, doit avant tout réconcilier ses multiples mémoires. La difficulté de cette tâche avait déjà été mise en lumière par la polémique autour de la Loi sur la mémoire historique, reconnaissant les victimes du franquisme, promulguée par Zapatero en 2008. Le cinéma espagnol semble relever ce défi. En tant que reflet d'une société, il nous donne des indices sur l'évolution de la mémoire espagnole.

Autour de trois films très différents les uns des autres, cette mémoire s'invente, s'assume et révèle sa complexité. L'intrigue de Pájaros de papel, de Emilio Aragón, s'articule autour d'une troupe d'artistes subversifs survivant sous le régime franquiste, dans laquelle trois victimes de la guerre civile, un ancien républicain, un homosexuel et un jeune garçon vont reconstruire une famille. Al final del túnel, de Eterio Ortega Santillana, s'interroge sur les perspectives qu'offre l'abandon de la lutte armée par l'organe terroriste ETA. Enfin, Crebinsky, de Enrique Otero, sous l'allure d'un conte, raconte l'histoire de Feodor et Mijail, deux frères orphelins vivant dans une cabane improvisée au bord de la plage qui se retrouvent soudainement au cœur du conflit de la Seconde Guerre mondiale.

Une mémoire libre d'être réinventée

Dans ces trois films une chose attire notre attention: la liberté avec laquelle on parle des pages noires de l'histoire espagnole, et ce, que celle-ci soit toute récente (les conflits avec ETA) ou plus ancienne (la guerre civile et le franquisme). Non seulement certains réalisateurs prennent des libertés avec la réalité historique, mais ils traitent aussi cette dernière avec humour et légèreté. Ainsi, dans Pájaros de Papel, Emilio Aragon invente, dans le sillon d'Inglorious Basterds de Tarantino, un attentat contre Franco monté par une troupe de cabaret. De la même manière, Enrique Otero raconte au spectateur qu'un débarquement américain aurait dû avoir lieu sur une plage espagnole – libérant ainsi peut être l'Espagne des chemises bleues – si Feodor et Mijail n'avaient pas malencontreusement laissé des grenades trouvées par hasard sur cette plage.

Une mémoire complexe mais pas toujours décomplexée

Crebinsky et Al final del túnel tentent, dans des registres divers et sur deux thèmes bien différents, de présenter un point de vue qui ne va pas toujours dans le sens de la mémoire officielle. Dans Al final del túnel, les témoignages des anciens membres d'ETA et de leur famille nous rappellent que « les bourreaux meurent (et pleurent) aussi », que des souffrances ont été causées dans les deux sens. Dans Crebinsky aussi, le réalisateur refuse toute vision manichéenne: tous les personnages sont grotesques, qu'ils soient allemands, américains ou espagnols, ce qui indirectement les met sur un pied d'égalité. Ils se retrouvent à la même enseigne, dans des situations ridicules dont l'absurdité fait écho à celle de la guerre. Le parti pris de Pájaros de Papel est bien plus classique, racontant l'histoire comme on aime l'entendre être racontée, avec des bons et des mauvais bien identifiés.

Des petites histoires au cœur de la grande

Ces trois films sont aussi des hommages à tous les petits moments oubliés qui se sont déroulés au cours de la grande Histoire et qui ont été affectés par elle. Dans Crebinsky par exemple, la vie marginale des deux frères se retrouve au cœur du conflit mondial et cette situation révèle le décalage entre ce petit village traditionnel et la modernité apportée par la guerre et les pays étrangers. Ce décalage s'illustre notamment dans la figure de Loli Marlen, diva de la chanson la nuit et petite paysanne le jour. De la même manière, Pájaros de Papel souligne avec émotion les désastres de la guerre sur les vies personnelles des protagonistes. Enfin, il est notable que le documentaire Al final del túnel tente d'expliquer la grande Histoire par la juxtaposition de témoignages intimes, c'est à dire par le prisme des petites histoires.

Un petit pas pour la mémoire, un grand pas pour l'Histoire

C'est d'ailleurs par ces petites histoires que la réconciliation doit se faire, et leur confrontation devrait être le socle de la mémoire officielle. Malgré l'antagonisme apparent de ces multiples mémoires individuelles, celles-ci sont souvent marquées par des souffrances similaires. Dans Al final del túnel, le spectateur prend ainsi conscience de la ressemblance entre les familles victimes des GAL et celles de l'ETA.

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