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L'image de la famille dans le cinéma espagnol

S’il est admis à la suite des travaux de Gisèle Freund que la photographie peut être vue comme un document social, il va sans dire qu’il en est de même pour le cinéma, et comme l’institution familiale est au cœur même de la société, il est logique qu’elle ait inspiré un très grand nombre d’œuvres, aussi bien des films de fiction que des documentaires.
Cria cuervos
En Espagne, où l’Eglise catholique a joué un rôle prépondérant tout au long du XXe siècle, le seul modèle admis jusqu’à une époque récente a été celui de la famille nucléaire traditionnelle, fondée sur le mariage religieux indissoluble et dont la finalité est la procréation et l’éducation des enfants du couple. Cette Eglise ayant horreur de la sexualité, elle n’était admise (et encore, comme le rappelait Buñuel dans ses mémoires) que dans les liens du mariage. Ceci est confirmé dans Familystrip (2009), l’émouvant documentaire où Lluis Miñarro donne la parole à ses parents très âgés qui racontent leur mariage à l’époque de la Seconde République, puis leur vie pendant la Guerre Civile et la Dictature.

La cellule familiale d’essence divine était considérée, dans l’Espagne franquiste, non seulement comme la base de la société, mais également comme une allégorie de l’Etat. Ce parallélisme avait été formulé par le Caudillo lui-même dans la superproduction cinématographique Raza, tournée en 1941, dont il avait écrit le scénario et où il expliquait la Guerre Civile comme une lutte fratricide qui avait vu le triomphe de l’idéal chrétien sur le « matérialisme » : « Une famille noble est au centre de cette œuvre, image fidèle des familles espagnoles qui ont su résister aux assauts les plus durs du matérialisme ». Plus de vingt ans après la « victoire » et alors que la propagande exaltait la paix prétendument retrouvée, le film qui montre le mieux l’image de la famille espagnole idéale est La Gran familia (1962) de Fernando Palacios qui ne comprenait pas moins de 18 membres : un grand-père, les parents et 15 enfants adorables. Il s’agissait d’une comédie aimable avec d’excellents acteurs : Pepe Isbert, Alberto Closas, Amparo Soler Leal, José Luis López Vázquez... qui fut déclarée d’Intérêt National et connut un grand succès commercial qui déboucha sur deux suites : La familia y… uno más (1965), et La familia, bien, gracias (1979). Cet habile film de propagande venait redoubler l’image des familles prolifiques que l’on montrait à la même époque dans les actualités cinématographiques, le NO-DO (Noticiarios y Documentales) dont la projection était obligatoire, et qui rendaient compte des cérémonies organisées chaque année, dans chaque province et à Madrid, pour décerner les primes à la natalité. C’est ainsi qu’en 1947, le prix fut décerné au couple formé par Tomás Pérez Cobo, de 41 ans et Esperanza Gómez Cobo, de 36 ans, pour leurs 15 enfants.

A l’époque de la dictature, les cinéastes opposés au régime ont essayé de mettre en question le modèle officiel de la famille. Dans Calle Mayor (Grand-Rue) (1956), Juan Antonio Bardem dénonce le machisme d’une société où ne pas se marier équivalait pour une jeune fille à une véritable mort sociale. Dans son chef-d’oeuvre, El Verdugo (Le Bourreau) (1963), Luis García Berlanga dénonce à son tour, avec un humour très noir, une société répressive et castratrice qui pousse le jeune héros qu’interprète Nino Manfredi, à se résigner au mariage avec la fille du bourreau pour obtenir un appartement et le statut de fonctionnaire.

Carlos Saura, quant à lui, a une vision plus nuancée de la famille qui peut être protectrice et chaleureuse mais devenir aussi une structure monstrueuse et grotesque. Et tant qu’a duré le franquisme, il s’est attaché à dénoncer le ridicule de la nouvelle bourgeoisie, dans des films (Le jardin des délices (1970), Ana et les loups (1972), La cousine Angélique (1973), Cría cuervos (1975) qui montrent l’échec profond des vainqueurs officiels de la guerre civile, qu’il présente comme des ratés profondément égoïstes. Il dénonce en particulier l’éducation essentiellement fondée sur les contraintes, les châtiments corporels, l’humiliation et la peur de la damnation éternelle. C’est ce même échec profond des adultes, cette incapacité qu’ils avaient, à la fin d’une guerre qu’ils avaient officiellement gagnée, à communiquer entre eux et encore plus avec leurs enfants, qu’a mise en scène Víctor Erice dans L’Esprit de la ruche (1973). Dans Le Désenchantement (1976) Jaime Chávarri trace un portrait au vitriol de la famille de Leopoldo Panero, mort en 1962, poète officiel du franquisme, qui est dénigré face à la caméra par ses trois enfants et sa veuve. La décomposition de la famille atteint un degré maximum dans deux films de la même époque, Furtivos (1975) de José Luis Borau et Pascual Duarte (1976) de Ricardo Franco où la haine de la mère conduit les fils jusqu’au meurtre. La décadence des familles aristocratiques qui croyaient au retour de leur influence avec l’arrivée de la nouvelle monarchie et l’accession au trône du roi Juan Carlos 1er, fut personnifiée par Luis García Berlanga dans les aventures bouffonnes du marquis de Leguineche qu’interprétait Luis Escobar dans La Escopeta nacional (1978), une comédie qui connut un succès commercial extraordinaire et fut suivie de deux autres films : Patrimonio nacional (1980) et Nacional III (1982).

La société espagnole, qui allait voir l’arrivée des socialistes au pouvoir en 1982, évoluait rapidement et dans l’histoire du cinéma, c’est l’année 1980 qui marque un tournant, avec la sortie sur les écrans du premier long-métrage de Pedro Almodóvar, Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier qui évoquait déjà la possibilité de familles alternatives avec le couple que forment, à la fin de cette comédie déjantée, Pepi et Bom. On peut dire que c’est Almodóvar qui a fait littéralement exploser l’image de la famille traditionnelle, tout en défendant l’importance des liens affectifs qui peuvent, ou non, coïncider avec les liens du sang. Dans les familles alternatives qu’il met en scène, le père autrefois vénéré est dévalorisé, les identités sexuelles sont ambiguës – notamment dans Tout sur ma mère (1999) – et c’est la maternité qui est mythifiée.

Dans Familia (1996), premier long-métrage brillant de Fernando León de Aranoa, ce cinéaste imagine qu’un homme, pour échapper à la solitude, a recours à une troupe de théâtre pour jouer le rôle de sa famille le jour de son anniversaire. La vision critique de la famille a inspiré un autre premier film récent, Trois jours avec la famille (2009) pour lequel Mar Coll a reçu le Goya de la Meilleure jeune réalisatrice. Ce film qui a également été primé au Festival de Malaga montre la comédie des apparences qui se joue à l’occasion des funérailles du grand-père dans une famille de grande bourgeoisie catalane que redécouvre, à cette occasion, une jeune fille, Léa (Nausicaa Bonnín). Un grand nombre d’autres films plus ou moins récents ont montré des familles traditionnelles où les enfants, mal aimés ou abusés, sont en danger : El Bola (2000) d’Achero Mañas, Leo (2000) de José Luis Borau, La Mosquitera (2010) d’Agustí Vila, Elisa K (2010) de Jordi Cadena et Judith Colell.

La Vergüenza (2009) de David Planell évoque les problèmes posés par l’adoption d’un enfant, qui ne peut être réussie que si les liens affectifs arrivent à remplacer les liens du sang. Quant à la comédie de Miguel Albaladejo, Nées pour souffrir (2010), elle tire les conséquences de l’adoption, en 2005, de la loi qui autorise en Espagne le mariage entre personnes du même sexe, ce qui a provoqué des réactions indignées de l’Eglise et la condamnation du Pape lors de son récent voyage, notamment à Barcelone pour la consécration de la basilique de la Sagrada Familia. L’on sait qu’Almodóvar a invité à ce propos le Saint Père « à sortir du Vatican afin de voir comment sont réellement les familles actuelles ».

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