Interviews

José Coronado – Le talent modeste

Le privilège d'un acteur, c'est de jouer plusieurs vies 
Goya du meilleur acteur pour No habrá paz para los malvados, comédien prolifique et éclectique, José Coronado est, à 56 ans, l'un des piliers du cinéma espagnol. Présent au festival Cinespaña de Toulouse, il se confie en toute simplicité sur son histoire d’amour avec le septième art.
© Julie Thoin-Bousquié
Vous incarnez des personnages qui semblent en totale contradiction avec votre propre personnalité : est-ce une façon d’établir une distance entre fiction et réalité ?

Je pense qu’un acteur a le privilège de vivre de nombreuses vies. C’est cela que j’ai toujours recherché dans ma carrière  : pouvoir vivre le quotidien d’un policier, d’un pompier, d’un assassin, etc. Et pour ne pas s’enfermer dans un seul rôle, il faut ouvrir l’éventail des possibilités.

Parmi toutes ces vies, en avez-vous une favorite ?

La mienne ! [rires] Par les temps qui courent, je pense être extrêmement chanceux. La situation en Espagne est particulièrement difficile pour notre profession. Beaucoup de mes amis acteurs passent leur temps chez eux, à attendre un coup de téléphone qui leur offrirait un rôle. Je suis donc un privilégié, d’autant que j’ai la chance de faire aussi bien du cinéma que de la télévision et du théâtre.

Cette diversité-là, couplée à celle des rôles que vous incarnez, est-ce vital pour vous ?

Oui. Comme je l’expliquais précédemment, le privilège de l’acteur est de pouvoir vivre différentes vies qui t’enrichissent personnellement, avant d’en tirer les enseignements qui te feront évoluer en tant qu’individu. J’ai commencé par jouer des rôles de "galán" [jeune premier, ndlr], parce que je n’avais rien d’autre à offrir à l’époque, il faut le dire. Mais, en apprenant le métier, j’ai commencé à participer à d’autres projets. Cela m’a permis de grandir en tant qu’acteur.

N’y a-t-il pas quelque chose de schizophrénique dans cette diversité de rôles ?

Non, plus maintenant. Aujourd’hui, quand j’entends « coupez ! », je raccroche mon costume d’acteur et je passe à autre chose. Cela dit, quand j’étais plus jeune, j’arrivais chez moi avec ma couronne et ma cape d’Henri IV, c’est vrai ! [rires] Mais avec les années, on apprend progressivement à dissocier sa vie professionnelle de sa vie personnelle. Et puis, le fait de jouer des rôles différents est un bon moyen de ne pas s’ennuyer et de se surprendre, à condition que ce ne soit pas du plaisir gratuit, égoïste. Dans El Cuerpo, mon personnage est très laid, il semble haïr la vie. Dans No habrá paz para los malvados, Santos est une ordure, rejeté de la société… La caractérisation est essentielle dans notre métier.

Justement, que pensez-vous de Santos ?

C’est un rôle très difficile, mais que j’ai beaucoup aimé faire. D’ailleurs le réalisateur, quand j’ai lu le scénario, m’a dit : « Il faut que tu aimes ton personnage ! » Or c’était loin d’être gagné, puisque dès le début Santos tue trois personnes ! Mais c’est tout le pouvoir du scénario, qui a réussi à rendre humain mon personnage et m’a permis de l’apprécier. Peu importe que ce soit une ordure, l’essentiel c’est qu’il est le seul capable de sauver le monde. Et ce, même si ce qu’il cherche, c’est sauver son propre cul !

jos coronadoOn croit qu’il est plus facile de faire évoluer un personnage dans des séries télé qu’au cinéma, à cause de leur longueur. Mais arrive-t-il un moment où il est impossible d’aller plus loin ?

Je pense qu’il est toujours possible de faire évoluer le personnage dans une série télé. De fait, c’est au scénariste de rendre cela possible, plus qu’à l’acteur lui-même. Cela étant, il est évident que dans une série, l’acteur doit donner plus de lui-même qu’au cinéma. Le personnage est construit de manière précise dans le second, alors qu’à la télévision, c’est la rapidité qui importe avant tout, ce qui nous oblige à donner plus de nous-mêmes.

Quel est le moment le plus excitant dans votre métier, à vos yeux ?

Le moment que je préfère, c’est le silence au théâtre. Le fait de sentir qu’il y a mille personnes qui t’écoute, c’est incroyable. Les applaudissements, c’est bien, mais le silence ! Savoir que les spectateurs sont pendus à tes lèvres et attendent de savoir ce que tu vas dire… C’est formidable. Au théâtre, j’ai le sentiment d’être une sorte de magicien. Je peux faire durer les silences, et c’est ça, le meilleur moment à mes yeux.

C’est donc le contact direct avec le public au théâtre qui vous plaît le plus...

C’est effectivement le côté merveilleux du théâtre. Il s’agit d’une cérémonie en direct, vivante. C’est quelque chose de formidable. Je me rappelle quand j’ai joué dans la pièce d’August Strindberg, Mademoiselle Julie, où j’incarnais Jean, le valet. Il y a une scène qui se déroule dans la cuisine. C’est très violent, les verres se brisent en tombant au sol, juste au moment où Mademoiselle Julie entre, les pieds nus. A ce moment-là il faut savoir pleinement épouser son rôle de valet pour le rendre vivant et crédible.

jos coronado 1Vous avez une carrière atypique, puisque vous êtes devenu acteur relativement tard… Racontez-nous.

Entre vingt et trente ans, je vivais surtout au rythme de la nuit madrilène. J’ai eu un restaurant, une agence de modèles, une autre de voyage… Mais le restaurant me stressait beaucoup et je cherchais quelque chose qui puisse me faire évacuer toute cette pression. C’est une de mes amies, une actrice, qui m’a proposé de l’accompagner à ses cours d’interprétation. Sur le moment, je lui ai rétorqué qu’il s’agissait d’une activité réservée à une poignée d’élus, pour des jeunes dont les parents sont déjà dans la profession ! Pour ma part, je n’avais aucun contact avec cet univers-là. Finalement, j’y suis allé. J’ai joué trois jours d’affilée et on m’a dit que j’avais des chances de faire carrière. C’est à ce moment-là que je suis tombé passionnément amoureux de la profession. Il faut dire que j’ai eu le poison dans les veines pendant trois jours ! [rires] A cette époque, il y avait beaucoup plus d’opportunités qu’aujourd’hui : du coup, je me suis formé sur le tas, au rythme de mes expériences professionnelles. Pour pas cher en somme ! [rires] Aujourd’hui, tous les futurs acteurs doivent prendre des cours, savoir parler anglais… C’est bien plus difficile.

Ca fait quoi d’avoir obtenu le Goya du meilleur acteur ?

Je pense que ça fait surtout plaisir aux amis et à la famille ! [rires] Les acteurs n'ont pas plus de travail pour autant, et le danger, c’est de prendre la grosse tête après l’avoir reçu ! Décrocher un Goya est une question de chance : il faut être entouré du bon réalisateur, avoir un bon scénario, etc. Mais le côté positif, c’est que cela donne envie de se dépasser dans les nouveaux projets. Cependant, je ne veux pas y accorder trop d’importance. A mes yeux, le vrai prix de l’acteur, c’est de pouvoir se réveiller tous les matins, mettre son casque de chantier et aller travailler. C’est cette facette-là de mon métier que j’aime. La célébrité, les photos, les fans… Tout cela ne m’intéresse pas. Ce n’est pas ce qui va faire mon bonheur en tant qu’acteur.

Vous avez souvent travaillé avec des jeunes réalisateurs : pourquoi ?

J’aime bien travailler avec eux. Ils sont très préparés, mais d’un autre côté ils ont une humilité qui les pousse à t’écouter. Ce sont les raisons pour lesquelles j’aime collaborer avec de jeunes réalisateurs.

jos coronado 2Vous êtes en compétition à Cinespaña pour deux films, El Cuerpo et Fill de Caín : pourquoi vous ont-ils intéressé ?

Le scénario dans El Cuerpo est formidable. C’est encore une fois un jeune réalisateur. J’ai fait une interview avec lui et j’ai vu à quel point il maîtrisait son histoire. Entre le scénario et la personnalité d’Oriol Paulo, j’ai été totalement conquis par ce projet. J’avais en plus le plaisir de pouvoir jouer avec deux de mes amis, Belén Rueda et Hugo Silva : que demander de plus ? Quant à Fill de Caín, c’est un petit film, mais l’histoire, quand on la vit de l’intérieur, est passionnante. C’est un terrible voyage dans les relations père et mère-fils. Sans oublier qu’il s’agit aujourd’hui d’un thème important, vu le nombre d’enfants qui s’isolent aujourd’hui dans leurs chambres pour jouer aux jeux-vidéos… Et ce au risque d’oublier, comme le personnage de Fill de Caín, la vie familiale.    

Privilégiez-vous l’art pour l’art ou défendez-vous un cinéma plus militant ?

Bien évidemment, l’essentiel pour moi, c’est le cinéma. Mais si j’ai la chance de pouvoir collaborer à un film qui apporte quelque chose à la société, contribue à la faire réfléchir et lui ouvre les yeux, alors c’est un énorme cadeau. Cela a notamment été le cas avec Todos estamos invitados, où j’incarne un professeur d’université menacé par l’ETA. On a tourné ce film à San Sebastián il y a une quinzaine d’années. Nous avons bénéficié d’une protection pendant le tournage, au cas où il nous arriverait quelque chose. C’est vrai que j’ai eu un peu peur, mais je pense qu’il était de mon devoir de dénoncer la situation et montrer comment vivent les personnes dont la vie est menacée. Dans un autre registre, j’ai joué dans Algo en común, une pièce qui retrace l’histoire d’un homosexuel dont le mari vient de mourir du sida. C’était dans les années 1980, au moment où la maladie est devenue un problème de société, et j’ai été d’autant plus satisfait d’avoir accepté ce rôle que des dizaines de personnes sont venues dans les coulisses me féliciter pour mon travail, les larmes aux yeux. Cette fois aussi, je me suis senti plein d’une énergie très positive : au-delà de mon métier d’acteur, j’étais un citoyen investi de la mission de faire passer un message sur le sida.

Le cinéma espagnol est un cinéma de genre : ne croyez-vous pas que c’est ce qui va le sauver ?

Je pense qu’il va être très difficile de sauver le cinéma espagnol, compte tenu de ce que le gouvernement lui fait actuellement subir. A mes yeux, il faut imiter le modèle français, mais notre gouvernement s’y refuse et préfère une TVA à 21% sur le cinéma. C’est plus que lorsque l’on achète un gin-tonic ! En France, une partie du prix de la place revient au cinéma : c’est inimaginable en Espagne ! Notre modèle ne marche pas. C’est la raison pour laquelle nous sommes tous énervés. Le nombre de spectateurs ne cesse de diminuer. Aller au cinéma est devenu un luxe, il faut 50 euros pour y aller en famille ! Le problème, c’est que ce n’est pas près de changer.

Quels sont vos projets ?

Plusieurs de mes films vont sortir en Espagne. J’ai aussi fait une toute petite collaboration dans En solitairele dernier long-métrage de Christophe Offenstein, avec François Cluzet… Manière de laisser ma carte de visite en France ! [rires] Mais il faudra que j’améliore mon français si je veux un rôle plus dense ! Je serai également à la télévision espagnole en mai prochain avec El Príncipe. Cette série se déroule dans l'un des plus dangereux quartiers de Ceuta, gangréné par le trafic de drogue, les guerres de religion et le développement de cellules djihadistes qui préparent des kamikazes pour l’Afghanistan et la Syrie. 

Julie Thoin-Bousquié