Interviews

Jesús Monllaó – Fill de Caín

Le cinéma, ce n’est que du mensonge ! 
Grand amateur d’échecs, Nico est aussi un terrible manipulateur, incapable, selon ses propres mots, d’éprouver de l’amour. Confié à un psychologue, il pousse pourtant son entourage dans ses derniers retranchements… Jusqu’au coup de grâce. Présent au festival Cinespaña de Toulouse, le réalisateur de Fill de Caín décrypte le contenu de son adaptation du livre d’Ignacio García-Valiño pour Cinespagne.com. Entretien fleuve et passionnant sur ce thriller psychologique bien ficelé. Mais attention, spoilers !
© Julie Thoin-Bousquié

Quel est le point de départ du film ?

Le cinéma est fait de bonnes et de mauvaises histoires, même s’il ne fait aucun doute que cette distinction est très subjective. De fait, c’est avec ma propre subjectivité que j’ai lu Querido Caín, le roman d’un écrivain et psychologue espagnol, Ignacio García-Valiño. Et c’est toujours avec mon propre point de vue que j’ai considéré que cela valait le coup de consacrer les cinq prochaines années de ma vie à rassembler les fonds nécessaires à la réalisation du film, et ce dans l’ambition de faire ressentir au public les sensations et le plaisir que j’avais éprouvés à la lecture de l’œuvre. Tout cela s’est déroulé, bien évidemment, en collaboration avec la société de production du film, Life and Pictures [une maison de production indépendante implantée à Barcelone, ndlr], et son directeur, qui est encore plus fou que moi ! Nous avons laissé peau et os dans la réalisation de ce film et sa reconnaissance hors d’Espagne. Et aujourd’hui, nous voici à Toulouse.

L’écrivain a-t-il contribué à l’écriture du scénario ?

Quand le roman m’est parvenu, je ne connaissais pas Ignacio García-Valiño. Peu après avoir décidé de monter ce projet, Sebastian Mery, le producteur du film, l’auteur de Querido Caín et moi-même nous sommes réunis dans un hôtel à Barcelone. Là, nous avons décidé qu’il était plus souhaitable de ne pas laisser Ignacio García-Valiño participer à l’écriture du scénario. Ecrire un roman et un scénario sont deux exercices totalement différents, qui requièrent des langages et des techniques spécifiques. Evidemment, l’écrivain n’était pas vraiment satisfait : mais il était tellement fier de son roman qu’il aurait été impossible de changer ne serait-ce qu’une simple virgule en sa présence ! Or le roman est un drame, alors que notre film est un thriller. Pourtant, malgré son « éviction », un miracle s’est produit, puisque le jour où le film a été diffusé pour la première fois, au festival de Malaga, Ignacio García-Valiño était présent. Cinq ans s’étaient écoulés depuis notre rencontre, sans aucun contact entre nous. Au terme de la projection, il s’est approché de moi, m’a félicité, et a reconnu publiquement que l’adaptation lui plaisait ! L’association des écrivains andalous nous a décerné le prix de la meilleure première œuvre… Ce qui prouve qu’en fin de compte, nous nous sommes vraiment plantés sur le film, puisqu’Ignacio García-Valiño l’a apprécié : on n'a jamais vu cela pour une adaptation de roman ! [rires]

Quelles méthodes avez-vous employées pour instiller le poison dans un univers qui est, à première vue, un idéal de confort et de cohésion ?

Je ne me souviens plus ! [rires] Non, je plaisante. Je répondrai simplement que ce que vous décrivez là n’est autre que la vie elle-même. Pour l’affronter, nous mettons tous un masque. Grâce à ces attitudes économiques, sociales et mêmes affectives, nous tentons de montrer le meilleur de nous-mêmes, tout en cachant le pire. De fait, Fill de Caín consiste à observer cette réalité, en la poussant à l’extrême. Pour ce faire, j’ai joué sur des paramètres de fabrication cinématographique, qui m’ont aidé à exprimer narrativement cette situation. Quant au reste, c’est une part de risque que certains choisissent de prendre, et d’autres non.

Etait-ce un choix de produire une esthétique aussi sobre, épurée, presque clinique ?

Comme disait Godard, cette esthétique si dépouillée est le fruit du manque de moyens ! [rires] Blague à part, il y a bien quelque chose de cela. Chaque réalisateur doit savoir mettre son rêve en adéquation avec la réalité économique qui entoure son projet. Tout dépend de l’argent dont on dispose. Si l’on souhaite vraiment faire du cinéma, il est nécessaire de rétribuer les professionnels à la hauteur du travail qu’ils produisent. Tout le défi de ce film a donc été de trouver des lieux originaux qui servaient l’histoire et son interprétation. Et la meilleure manière d’y parvenir a été de tourner dans ma propre ville !

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On dit souvent des joueurs d’échecs qu’ils ont un comportement proche de l’autisme. Connaissiez-vous cet univers et est-ce effectivement le cas ?

La réponse à cette question se trouve dans le film même, au moment où la psychologue s’adresse à Julio Beltrán, qui est en charge de Nico. Elle lui dit : « Ne pensez-vous pas que le faire jouer pendant des heures, c’est de la torture ? » Ce à quoi le psychologue répond : « Pour devenir excellent, un joueur de violon doit s’entraîner pendant des heures. Est-ce du masochisme ? » Paraphrase mise à part, ma réponse est : attention aux clichés !

Cela dit, les échecs sont souvent le point de départ aux thrillers. C’est un jeu qui permet de créer une ambiance, notamment en métaphorisant les pièces qui se déplacent…

C’est exact. De fait, je me plais à définir mon film comme un grand jeu d’échecs dans lequel les personnages sont contrôlés par un esprit, dont on n'apprend qu’à la fin qui il est. C’est vrai qu’il n’y a rien d’original dans ma démarche de ce point de vue-là, tant les échecs ont été utilisés dans ce genre de films. Mais, pour en revenir aux clichés, j’ai essayé de montrer, à travers Fill de Caín, cette discipline non comme un monde de fous, mais comme un sport doté d’une architecture interne. J’ai tenté de le faire en développant une esthétique agréable, comme dans le club d’échecs qui s’inspire de l’esprit d’Harry Potter. Mon but, c’était de mettre en exergue la noblesse d’un sport où les gens sont loin d’être tous malades. Regardez Laura, elle est exactement la fille que l’on rêverait tous d’avoir !

Quelles indications avez-vous donné aux acteurs pour que leurs rôles s’imbriquent avec autant de fluidité à l’écran ?

J’ai une heure pour répondre ? [rires] Un thriller est un artefact. A un premier niveau, il est facile pour l’acteur de savoir ce que l’on attend de lui puisque tout est connecté : si le scénario parvient à exprimer correctement les liens qui unissent les acteurs, ceux-ci savent parfaitement quoi faire. Pour cela, il n’est pas nécessaire d’avoir un réalisateur, seulement un bon scénariste. Une fois cette étape réglée, mon rôle consiste à proposer un voyage intérieur aussi merveilleux que l’est une partie d’échecs. Dans Fill de Caín, il s’est agi de mettre en place un code différent de celui que propose généralement le cinéma espagnol. Le cinéma ibérique est souvent peuplé d’histrions, plein de vitalité, très énergique et ouvert. Pour ma part, j’avais envie de me rapprocher d’une interprétation plus européenne.

N’est-ce pas courir un risque d’uniformisation ?

Je répondrai non. D’autant que c’est ce dont avait besoin notre projet. Si mon prochain film est une comédie, il ne fait aucun doute qu’Almodóvar sera un rigolo à côté de moi ! [rires] Je plaisante, j’ai beaucoup de respect pour son travail. Pour en finir avec votre question, il y a un code à apprendre avant de passer à la répétition. Il arrive souvent qu’il n’y a pas de phase de répétition au cinéma. Pour ma part, même si j'évolue dans le cinéma indépendant, j’aime beaucoup travailler avec les acteurs. J’ai besoin de communiquer avec eux, de tomber amoureux de chacun d’entre eux et de faire en sorte que la réciproque soit vraie. C’est essentiel pour que le tournage reste ouvert, afin que les comédiens proposent, acceptent les propositions et me fassent confiance.

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Avez-vous immédiatement pensé à Jack Taylor pour interpréter le professeur d’échecs ?

Cette histoire est née sans que je pense à aucun acteur en particulier. J’ai commencé à envisager de faire appel à tel ou tel acteur avec le temps, au gré des films que je regardais, à la suite, en somme, d’un processus de maturation… Combiné, bien sûr, à un processus de négociation ! C’est le jeu du cinéma : si tu peux payer un acteur, tu l’as. En ce qui me concerne, ma position était très complexe, puisque je me trouvais pris entre mes propres rêves et des réalités économiques plutôt dures. Mais Jack Taylor a été généreux sur de nombreux points. Cela explique d’ailleurs le changement qui s’est opéré entre la fiction et le film concernant son personnage. C’est grâce à Jack, qui interprète Andrew Holsteter, que le club d’échecs revêt en effet une dimension particulière. Dans le livre, il est présenté comme un simple lieu de réunion d’amateurs. Au contraire, j’avais envie d’élever les échecs au rang d’art : Jack y contribue, en faisant de l’école un temple spirituel.

Pour continuer sur Jack Taylor, son personnage est le deuxième père du film. Il devient aussi, par la force des choses, la seconde victime…

J’aime à penser, arrogamment, que mon film est à mi-chemin entre le thriller moderne et la tragédie classique. Dans les tragédies, le chœur annonce ce qu’il va se passer. Et nous savons tous ce dont il s’agit : tout le monde y meurt, physiquement ou psychologiquement. En ce qui me concerne, comme je suis très post-moderne, j’ai choisi de tuer jusqu’au chœur ! [rires] Blague à part, Jack Taylor incarne l’auctoritas dans le film. C’est un psychologue et ex-champion du monde d’échecs qui s’est retiré au faîte de sa gloire. Dans une réalisation américaine, ce personnage expliquerait, dès le départ, le dénouement, pour que tout le monde comprenne bien l’histoire ! [rires] Mais nous, plaçons notre confiance en lui, parce que nous croyons en son intelligence. Or, il a un point faible : et la mission de toute personne mauvaise, c’est de le trouver. Chez Laura, c’est l’amour qu’elle ressent pour Nico. Chez Julio, c’est son arrogance, et le désir sexuel qu’il ressent pour la mère de Nico. Celui de la mère, c’est sa volonté de sortir d’un mariage ennuyeux pour vivre une nouvelle aventure. Le point faible de Carlos, le père, c’est qu’il est trop occupé par ses affaires. Quant au point faible du personnage de Jack Taylor, c’est l’amour qu’il éprouve pour Julio. Et, dans mon interprétation, c’est cela même qui le rend si grand. Il sait ce qui va se passer, et malgré tout, il se sacrifie par amour.

Nico n’a aucun point faible, semble-t-il : cela en fait-il le méchant tout désigné ?

J’aimerais croire qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais dans ce film. C’est aussi un autre cliché du cinéma : dans les thrillers, il y a toujours les vrais gentils et les vrais méchants. Dans Fill de Caín se succède plutôt une galerie de personnages qui cherchent à lutter contre leur propre misère. Et ils nous offrent une partie de leur grandeur. Mais, tous sont empathiques, d’une manière ou d’une autre. Or, si quelqu’un parmi eux joue sans aucune empathie, il ne fait aucun doute qu’il va gagner.

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Entre Julio, qui incarne l’utopie, et Nico, plein d’une froideur toute économique, le film est une métaphore de la société actuelle assez édifiante. Et peu optimiste…

C’est vrai, mais il faut apporter une nuance. Julio est un intellectuel : cela justifie donc sa manière de penser. C’est la raison pour laquelle le spectateur éprouve de l’empathie à son égard tout au long du film, même s’il fait des choses indéfendables. Or, c’est là que réside le danger. Les experts que nous écoutons, qui nous conseillent sur notre manière de vivre, qui nous guident politiquement et économiquement, ont le pouvoir. De là, la déception finale du film : en l’absence d’expert, nous nous sentons mal à l’aise, perdus. Cependant, même s’il est difficile de reconnaître que l’expert nous a trompé, force nous est de reconnaître que nous aurions sans doute fait la même chose. Et quant à Nico, on peut le considérer soit comme un malade, ce qui permettrait de justifier ses actes… Soit, comme je le pense, comme un individu totalement sain. Il est parfaitement adapté à notre époque, ce qui le rend bien pire. Et nous fait très peur.

Comment avez-vous rencontré David Solans, qui interprète Nico ?

Il y a peu de jeunes acteurs en Espagne, et encore moins à Tarragone. Nous avons fait trois castings, au sud, au centre et au nord de la Catalogne. Nous recherchions des acteurs bilingues, puisque le film est en catalan et castillan. Cinq cents jeunes se sont présentés. Ce qui m’a surpris, ce sont les yeux de David, et j’ai immédiatement espéré qu’il y ait autre chose, un véritable talent, derrière ce regard-là. Au final, le résultat est dans le film.

Terminons par la musique : dès la première note, le spectateur comprend qu’il s’agit d’un thriller. Etait-ce un parti pris de votre part ?

Evidemment. D’ailleurs, la première séquence est un résumé du film, puisque l’on assiste à un avant-goût du terrible conflit père-fils qui domine l'histoire. La musique appuie de manière très claire le fait qu’il s’agira d’un thriller. Mais, j’ai l’espoir secret qu’une fois arrivés à la quarantième minute, les spectateurs auront oublié cette indication, et seront convaincus d’assister à un drame. Le cinéma, ce n’est que du mensonge ! [rires] Ou presque. David Solans, qui interprète Nico, est un enfant adorable, et loin d’être malade. Mais, depuis que ses amis sont allés voir Fill de Caín, il est devenu l’élève le plus respecté de tout le lycée !

Julie Thoin-Bousquié

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