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Ángela Molina – De Cet obscur objet du désir à Blancanieves

Je finis toujours par parler de Buñuel, il fait partie de ma vie. 
Grande dame du cinéma espagnol, Ángela Molina était l'invitée d'honneur de CineHorizontes. Le festival de Marseille lui a rendu un vibrant hommage en programmant Cet obscur objet du désir, de Luis Buñuel, qui a lancé sa carrière en 1977, et Blancanieves, de Pablo Berger, tourné en 2012. Cinespagne.com a eu le privilège d'évoquer avec elle 35 années d'une carrière riche de plus de 90 films.
Ángela Molina – De Cet obscur objet du désir à Blancanieves
J'aimerais évoquer ta carrière en général. Tu as derrière toi plus de 40 ans de cinéma. Quel regard portes-tu aujourd'hui sur ton parcours, depuis Cet obscur objet du désir jusqu'à Blancanieves ?

Ángela Molina: C'est très difficile. Quand les autres m'aident à visionner des parties, des époques de mon travail ou m'en font un résumé, il y a un moment où je me retrouve dans la position du public face aux personnages.

Tu ne te sens plus comme une part d'eux-mêmes?

Ce sont mes enfants, ils sont nés, ils ont une vie propre, et je les vois presque comme s'ils étaient l'une de mes filles. Parce que j'ai commencé à 17 ans, et à vrai dire, je les regarde aujourd'hui presque comme le public.

Tu arrives donc à t'en détacher ?

Je ne sais pas si je m'en détache, mais c'est comme si je voyais une autre personne, une actrice.

Même dans les films les plus récents, comme Blancanieves ?

Non, dans les films les plus récents, c'est moi que je vois, là je m'identifie. Mais avec le temps et la distance, ces personnages-là te rappellent davantage tes filles que toi-même, c'est horrible! Les contemporains, non.

Tu as tourné avec des réalisateurs internationaux, français, espagnols, italiens, américains... Comment expliques-tu le désir que tu sembles susciter, pour reprendre le titre du film de Buñuel, chez les réalisateurs, à la fois international et intergénérationnel, c'est-à-dire chez les classiques comme chez les jeunes ?

Que veux-tu mettre en rapport avec le titre Cet obscur objet du désir ? Je crois que l'être humain est toujours en train de désirer, un nouveau jour, le coucher du soleil, l'amour de sa vie, un instant comme celui-ci ; nous désirons toujours l'amour, la vie... Mais ce titre, Cet obscur objet du désir, c'est comme un théorème, comme quelque chose qui serait toujours en train de flotter, il te crée une espèce de trouble. Parce qu'il y a des mots qui, placés d'une certaine manière, brisent quelque chose en toi, sans que tu saches quoi, et tu t'embrases, comme si tu étais une flamme. Je lis souvent des tas de choses sur Buñuel, que j'admire tant et qui continue à m'apprendre tellement – et je lui en suis très reconnaissante –, et chacun exprime ce qu'il comprend de ce titre, là où le titre l'emmène, et d'une personne à l'autre c'est très différent. Mais Buñuel était un provocateur né, il était le vertige de la liberté, alors même le titre comporte un peu de tout ça : une référence au sacré, au désir qui naît de l'esprit humain, et à l'obscurité, à la nuit. Mais je parle pour parler, parce que c'est la première fois que je parle de ce titre, en y réfléchissant à mesure, mais j'ai souvent été amenée à réfléchir d'autres façons sur ce titre. Je trouve que c'est un poème mythique très étrange.

Presque une phrase magique...

Tout à fait, comme un sortilège : « Nous serons toujours vivants », ouah !

Que t'a apporté le fait de tourner avec autant de réalisateurs de nationalités et d'horizons différents ?

La possibilité de nous connaître, d'être proches, de nous donner le meilleur, la vérité, avec tous les problèmes que ça implique, cette espèce de recherche permanente de ce qu'est l'instant de la vie, le fait que nous qui faisons du cinéma, nous consacrions tous à la recherche de cette essence, de quelque chose de vivant, qui va être vivant pour les autres.

Tu as eu des affinités particulières avec un réalisateur en particulier ? Buñuel peut-être ?

Non, je dirais juste que Buñuel fut un saint pour moi, c'est évident. C'était quelqu'un d'une géniale générosité, que j'ai connu quand j'avais vingt ans et qui m'a marquée pour toujours. C'était un être qui avait une sorte d'aimant communicatif profond, totalement magnétique, mystérieux, avec un sourire permanent dans le regard, des envies de s'amuser qui dépassaient tout, de transgresser par l'humour, mais sans blesser personne, et d'altérer la réalité. Et tu vois, je finis toujours par parler de lui, il fait partie de ma vie, sans lui je ne serais pas là. Mais comme il s'agit de Buñuel, on me le pardonnerait toujours, parce que tout le monde l'aime.

Y a-t-il un rôle qui t'a demandé plus de travail qu'un autre, ou qui t'a donné plus de difficultés ?

Non, je n'ai jamais eu la sensation de faire plusieurs fois la même chose ou des choses semblables. Je viens d'interpréter une mère presque sainte, dans le sud de l'Italie dans les années 50. Pour te dire à quel point elle est sainte et visionnaire : elle s'appellait Crucifija ! Et après-demain je pars au Maroc pour interpréter une prostituée. Tout ça pour dire qu'il s'agit toujours d'âmes complètement différentes, c'est inimaginable. C'est quelque chose que je ne peux pas prévoir. Je me laisse porter, et j'en suis reconnaissante, car la vie est comme ça, dans la vie il existe tout type de personnes, et toutes sont dignes d'être observées.

Es-tu de ces actrices qui ont besoin de tout savoir sur un personnage pour le jouer ou es-tu intuitive ? Comment prépares-tu tes rôles ?

Je vis avec eux. Ils me donnent peu à peu des clés. Quelque chose s'ouvre, et je cherche. Sans le vouloir, la vie m'apporte des informations. C'est comme quand tu es enceinte : le reste du temps tu n'y fais pas attention, mais quand tu es enceinte tu remarques toutes les femmes qui le sont aussi. Ça m'est arrivé à chaque fois, et pour les rôles c'est un peu la même chose. Des détails apparaissent, qui reflètent la réalité, et qui me servent toujours. Mais je suis très studieuse aussi, j'aime beaucoup faire des recherches, lire, entrer en connexion, découvrir, tout est très lié.

Tu es une artiste complète : danse, chant, films, théâtre... Y a-t-il d'autres domaines que tu aimerais explorer ?

J'adore la peinture, j'admire aussi beaucoup la science et la médecine parce que ce sont des métiers très difficiles, très admirables. Je crois qu'on devrait vivre éternellement pour pouvoir tout faire, mais l'art, j'en ai besoin comme une nourriture spirituelle, comme l'air. Je crois qu'on en a tous besoin.

Quel rôle n'as-tu pas encore interprété et aimerais-tu jouer ?

Je ne sais pas, je ne me suis jamais posé la question.

Un réalisateur avec qui tu aimerais tourner ?

Non plus, car alors il faudrait que j'aie une liste et que je dise « celui-ci, celui-ci, celui-ci », et il y en a tellement que j'adore.

Y a-t-il un réalisateur français dont tu aimes particulièrement le travail ?

J'aime beaucoup Guillaume Canet, j'adore aussi le travail de Marion Cotillard. J'adore le cinéma français, c'est un exemple je crois, il est vivant. Mais à dire vrai, il y a énormément de réalisateurs avec qui j'aimerais tourner. Chacun a quelque chose.

Peux-tu nous parler de tes projets ?

La semaine prochaine je vais tourner au Maroc sous la direction du réalisateur français David Oelhoffen – j'ai encore du mal à prononcer son nom –, que je retrouve dans quelques jours. Le scénario est très beau, ça s'appelle Loin des hommes, avec Viggo Mortensen, c'est une aventure magnifique. En ce moment j'enregistre un disque de boléros anciens, que nous aurons terminé dans quelques jours, et encore plein d'autres choses.

Tu n'arrêtes jamais ?

Je n'en sais rien, c'est la vie, nous sommes toujours tous très pris!

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