Interviews

Manuel Pérez et Eva García – Frontera

Nous avons voulu rendre le cinéma accessible aux détenus de Quatre Camins 

Invités du festival Cinespaña de Toulouse, le réalisateur Manuel Pérez et l’actrice Eva García y ont défendu Frontera, l'un des films en compétition. Prix de la meilleure photographie, ce long-métrage a été tourné au sein du centre de détention de Quatre Camins, en collaboration avec des détenus auxquels Eva García enseigne le théâtre depuis plusieurs années.
© Julie Thoin-Bousquié

Frontera, c’est peut-être avant tout la frontière, très floue, qui sépare votre fiction du documentaire…

Manuel Pérez : Que ce soit dans ce film ou dans mes autres réalisations, j’aime explorer les limites entre fiction et documentaire. En général, ces genres ont tendance à se mélanger dès lors que l’histoire est dotée d’une composante sociale forte. En ce qui concerne Frontera, nous avons joué avec les limites en inversant le processus logique de création. Au lieu d’écrire le scénario, puis de rechercher les acteurs, nous sommes partis des douze comédiens que nous avions à notre disposition pour écrire le sujet. En conséquence, ils incarnent des personnages particulièrement réalistes : c’est la raison pour laquelle la frontière entre fiction et documentaire est très ténue.  

L’histoire repose sur une habile mise en abyme, puisque les personnages sont enfermés dans un théâtre situé dans une prison. Parlez-nous de ce double isolement.

Manuel Pérez : Le point de départ de notre projet était en effet de travailler sur la question de l’enfermement. Cela dit, nous ne savions pas exactement quelle forme allait prendre cette réflexion avant de commencer à élaborer le scénario avec les détenus. A ce moment-là, nous avons constaté combien ces personnes sont par exemple à l’aise face à la séparation, parce qu’elles y sont habituées. Il nous a alors semblé intéressant de développer dans le film le fait que l’être humain est, en fin de compte, un « animal d’habitude ».  

Comment avez-vous procédé à la répartition des rôles ?

Manuel Pérez : Nous nous sommes appuyés sur la pièce de Reginald Rose, Douze hommes en colère (l’œuvre que les personnages répètent en début de film, ndlr). Nous avons réparti les rôles en fonction de la personnalité même des comédiens, ainsi que des relations qu’ils entretenaient les uns avec les autres. Il fallait absolument tenir compte de ces interactions, afin de donner de la profondeur aux relations hiérarchiques et développer l’agressivité, ou la passivité, de chacun des personnages.

Cette hiérarchie implicite et cette tension permanente entre les personnages est révélatrice des relations entre détenus. Pourquoi avoir choisi de les maintenir dans le film alors qu’il ne se déroule qu’à moitié dans la prison ?

Manuel Pérez : Au début du film, les relations restent très linéaires. Mais plus la répression s’intensifie, plus les rapports de force se développent. Ce que nous souhaitions prouver à travers ce processus, c’est que la hiérarchie n’apparaît pas parce que le groupe l’impose, mais bien parce que les personnes en ont besoin, de façon individuelle. Car l’enfermement génère l’égoïsme ! C’est pourquoi il me semble absurde de prétendre être capable de rendre les gens utiles à la société en les enfermant entre quatre murs. C’est d’ailleurs une contradiction profonde de notre système que je dénonce dans Frontera, couplée au fait que l’information est liberté : sans elle, personne ne peut se targuer d’être libre.

frontera - entrevista 1Comment a réagi l’administration pénitentiaire lorsque vous leur avez parlé de Frontera ?

Manuel Pérez : Frontera entre dans le cadre du projet de production théâtrale lancé il y a huit ans dans la prison. La direction de Quatre Camins était donc au courant de notre initiative et parfaitement disposée à nous aider. De fait, on ne peut que lui en savoir gré, compte tenu des risques que cela comportait. Le tournage s’est en effet déroulé de manière standard, pendant quatre semaines et demie, au cours desquelles une quarantaine de personnes et une grande quantité de matériel technique ont circulé dans l’établissement, ce qui aurait pu causer des incidents. Par chance, tout s’est bien passé.

Eva García : En réalité, c’est l’autorisation pour la diffusion du film qui a été la plus difficile à décrocher. Nous avons dû attendre un an avant que les politiques ne donnent leur feu vert ! En comparaison, obtenir la permission de faire entrer les personnes et le matériel dans le centre était une simple formalité.

Comment s’est déroulée votre collaboration avec les détenus ?

Manuel Pérez : Homme ou femme, incarcéré ou libre, le plus difficile pour un réalisateur est d’arriver à saisir le fonctionnement d’un acteur. Le tournage de Frontera n’a pas échappé à la règle. L’unique différence avec des acteurs professionnels, c’est que les garçons ont fait preuve d’une intuition absolument bluffante. Avec eux, pas d’académisme, pas de réflexes prévisibles, mais une spontanéité extrêmement intéressante à cultiver. Pour ce qui est du scénario, sur lequel ils ont aussi travaillé, nous avions établi trois conditions préalables : il fallait trouver un motif à l’enfermement, que ce soit un film choral, et que l’intrigue se déroule dans le théâtre. A partir de ces différents éléments, les détenus ont lancé des pistes, dont certaines étaient vraiment brillantes, et ont tissé progressivement les rapports de force entre les différents personnages.

Vous les avez aussi intégrés à l’équipe technique : parti pris cinématographique ou moyen d’assurer leur réinsertion dans la société ?

Manuel Pérez : Intégrer les garçons dans l’équipe technique et artistique du film était l'une des conditions de notre projet. Le grand défi que nous avons voulu relever avec Frontera était de rendre le cinéma accessible au groupe de théâtre de la prison, indépendamment du résultat artistique que l’on tirerait d’une telle collaboration. Nous voulions que les détenus se sentent utiles et puissent avoir des activités normales, malgré leur incarcération. Cependant, il ne s’agissait pas de leur proposer une formation professionnelle à proprement parler : nous souhaitions simplement développer les interactions entre personnes de l’extérieur et de l’intérieur, et rétablir une forme de normalité au sein de la prison. Je suis d’autant plus satisfait du résultat final que le travail coopératif, et les échanges qui en ont découlé entre les professionnels et les garçons, ont profité aux deux parties.

frontera - entrevista 2Le caractère oppressant du film repose notamment sur la musique : comment a-t-elle été composée ?

Manuel Pérez : Guillem Llotje, notre compositeur, travaillait déjà en collaboration avec la troupe de théâtre d’Eva. Par conséquent, il avait capté depuis longtemps l’atmosphère qui se dégage du centre de détention. Il lui suffisait donc de mettre en partition ses propres sensations. J’ai simplement souhaité qu’il insiste sur l’aspect réitératif de la musique. Tous mes films sur l’enfermement intègrent cette composante musicale : je pense qu’elle aide à mieux saisir les enjeux de l’isolement et à transmettre les émotions qui l’accompagnent.

Christian Dolz, le détenu qui incarne Oscar, a été récompensé du Prix du meilleur acteur au festival de Málaga : qu’est-ce que cela représente pour vous ?

Manuel Pérez : C’est une immense satisfaction et la preuve que notre message est passé : il n’y a pas de frontière entre le jeu des détenus et des comédiens dans Frontera. Cette récompense est d’autant plus gratifiante que, contre toute attente, le jury ignorait que Christian était véritablement incarcéré à Quatre Camins. Lors de la cérémonie de clôture, les membres du jury m’ont avoué qu’ils ne l’avaient appris qu’après avoir cherché, en vain, sa filmographie ! Mais le fait qu’ils aient ignoré sa condition est une très bonne chose, parce qu’ils ont évalué sa performance sur des critères purement objectifs.

Le film a été financé par le crowdfunding : est-ce la solution à la crise du cinéma ?

Manuel Pérez : En vérité, seule une partie du film a été financée par ce biais-là. L’explication est assez simple : il est impossible que le crowdfunding parvienne à soutenir, seul, le cinéma, étant donné les budgets dont nous avons besoin pour produire un film. En revanche, c’est un concept intéressant dans la mesure où il permet de faire connaître son projet préalablement et d’établir une synergie entre le public et le réalisateur.

Quels sont vos futurs projets ?

Manuel Pérez : Avec Carles Vidal, le scénariste de Frontera, nous envisageons de faire un film d’envergure internationale, dont nous espérons commencer le tournage d’ici un an. Il s’agira de l’histoire de deux femmes enfermées dans une maison située au bord d’une falaise en Galice. Une fois encore, nous revenons sur le concept du lieu unique et réfléchissons à l’impact de l’espace sur le monde intérieur, mais il s’agira cette fois-ci d’un film extrêmement minimaliste en matière de personnages.

Eva García : Pour notre part, nous avons décidé d’ouvrir les portes de Quatre Camins à la résidence d’artistes. Nous continuerons à créer nos propres spectacles, tout en collaborant sur d’autres projets avec nos invités. Cela nous permettra d’expérimenter le théâtre d’une autre manière.

Julie Thoin-Bousquié